Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 7

Edmond de Goncourt
n'aimait qu'une certaine eau-de-vie fabriquée près de la Rochelle, et dont la provision était vendue tous les ans, à l'Angleterre. Cette eau-de-vie donc, il la faisait racheter en Angleterre, et il la buvait dans un petit verre, gardé dans un étui, qu'on ne lavait jamais, et qui avait pris l'irisation d'un lacrymatoire antique. Le café, on lui en triait un petit sac, qui était choisi grain par grain. Il faisait venir des huitres d'un certain marchand d'huitres de Marennes, et les donnait à garder dans une cave du quartier qui leur conservait une fra?cheur particulière. Il s'était fait fabriquer une semaine de pipes d'écume de mer, d'une minceur charmante, baptisées de noms délicieux, et qui se succédaient l'une après l'autre.
Enfin, chez ce gar?on qui n'avait pas plus de douze à quinze mille livres de rente, toutes les choses du boire et du manger venaient du meilleur fournisseur existant dans le monde, qu'il f?t à Paris ou aux Grandes Indes, et un jour, que le peu difficile Bracquemond déjeunait chez lui, et que sa rude nature s'impatientait de toutes ces recherches, de toutes ces provenances, il lui jeta:
--Et votre sel, d'où le faites-vous venir?
--De Morelles, répondait flegmatiquement Arnauldet.
Il vivait, cet épicurien, dans un petit monde de jouisseurs délicats, dont était Pingard, l'huissier de l'Académie, qu'on retrouvait à la vente des vins, faisant de la dégustation savante avec la petite tasse d'argent des gourmets-piqueurs de vin, et tout débordant d'indignation comique, quand l'expert se trompait d'un an, sur la date d'un cru.
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Dimanche 30 juin.--J'ai été entouré, toute la journée, de la joie bête, houleuse, haineuse, de cette multitude demandant des lampions et des drapeaux aux fenêtres, et surtout aux miennes qui n'en avaient pas.
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Lundi 1er juillet.--Des drapeaux, on ne voudra jamais croire cela, on en a mis hier aux corbillards emportant leurs morts au cimetière.
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--------C'est curieux, ce besoin de dramatique qu'a l'humanité. Elle s'ennuie, en ouvrant son journal, quand il ne parle pas d'une guerre, ou au moins de l'assassinat d'un souverain.
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Mercredi 17 juillet.--Aujourd'hui, j'ai eu à déjeuner le ménage Daudet, à la première sortie de relevailles de Mme Daudet, et les Charpentier, et Burty, dont le ventre devient bedonnant et le dos montagneux.
Daudet a été charmant. Il a une conversation qu'on ne peut définir que par un mot: une conversation d'improvisateur. C'est un mélange de petites choses gentilles, de fines observations, de remarques drolatiques d'imaginations poétiquement funambulesques. Il fallait l'entendre couper le littéraire de sa conversation, par des blagues sur la nourrice morvandiste qu'il a découverte, et sur son dernier-né, qu'il appelle Tardivaux, à l'indignation de sa femme.
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Jeudi 18 juillet.--En réfléchissant combien mon frère et moi, nous sommes nés différents des autres, combien notre manière de voir, de sentir, de juger était particulière,--et cela tout naturellement et sans affectation et sans pose--combien en un mot notre nous n'était pas une originalité acquise à la force du poignet, je ne puis m'empêcher de croire que l'oeuvre que nous avons produit, ne soit pas un oeuvre très différent de celui des autres.
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Lundi 22 juillet.--Me voilà aujourd'hui libéré du travail de l'histoire, de ce travail qui prend tout votre temps, et qui au fond ne vous absorbe pas, ne vous enlève pas à vous-même. Je vais enfin m'appartenir, et me donner, pour les années qui me restent à vivre, à l'imagination, au style, à la poésie.
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Mardi 23 juillet.--L'introduction d'un nouveau médecin à chaque d?ner de Brébant. Aujourd'hui c'est Paul Bert, qui disserte sur le temps qu'a pu durer le Paradis, sur les facultés génératrices d'ève, et les deux cornes qu'elle avait vraisemblablement, etc., etc.
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Lundi 29 juillet.--Départ pour Bar-sur-Seine. Je suis seul dans mon wagon, et en la trépidation du chemin de fer, et par la nuit qui vient, ma pensée va au roman des ?Deux clowns.? (LES FRèRES ZEMGANNO.) Bient?t la cervelle s'excite et s'enfièvre, et voici des scènes qui se dessinent. Je trouve le premier épisode: une halte de bohémiens dans un paysage vague, dont je prendrais l'eau, le ciel, les plantages, sur le bord de la Seine.
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Samedi 3 ao?t.--Mon cousin Marin a invité les femmes de la magistrature d'ici, à une pêche aux écrevisses, à la tombée de la nuit. On doit pêcher au dessus de Polisot, et la pêche est le prétexte d'un d?ner-souper en plein air. On monte en voiture par une pluie battante, et au bout d'une heure, on est à destination et on se met à table.
La nuit est venue. Huit torches, fixées à huit piquets, sont allumées, éclairant le repas de leurs lueurs balayées et fuyardes. Un grand feu flambe au milieu du pré, où de temps en temps, les trois
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