Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 6

Edmond de Goncourt
BOUTON DE ROSE. Le public d'abord gentil au premier acte, se fache au second, et hue le troisième, qu'il a peine à laisser finir.
Rien n'est vraiment lamentable comme la chute d'un ami, que vous ne pouvez vraiment ni défendre, ni soutenir. Je ne veux pas avoir l'air de l'abandonner, et me laisse emmener chez Véfour. Laissant à sa femme le soin de commander le souper, étranger aux choses qui se disent, le front pale, penché sur son assiette, Zola fait tourner machinalement dans son poing fermé, son couteau de table, la lame en l'air. De temps en temps, une phrase qui ne répond à rien, s'échappe de ses lèvres. Et il dit: ?Non, ?a m'est égal, mais ?a change tout mon ordre de travail, Je vais être obligé de faire NANA... Au fond, ?a dégo?te les insuccès au théatre... La CURéE attendra... Je veux faire du roman.?
Et il continue à faire tourner son couteau.
* * * * *
Mardi 7 mai.--Parmi les gens à imagination, je suis étonné, combien il leur manque le sens de l'art, la vue compréhensive des beautés plastiques, et parmi ceux qui ont cela, je suis étonné combien il leur manque l'invention, la création: ils ne sont que des critiques.
* * * * *
Mardi 14 mai.--Degas, en sortant d'une maison, ce soir, se plaignait de ce qu'on ne trouve plus d'épaules abattues dans le monde. Et il avait raison: c'est un signe d'aristocratie, qui dispara?t des nouvelles couches de femmes.
* * * * *
Vendredi 17 mai.--D?ner chez Charpentier entre les cinq, comme on nous appelle.
Zola, parlant de l'insuccès du BOUTON DE ROSE, joué il y a une dizaine de jours, s'écrie: ?Cela me rajeunit... Cela me donne vingt ans... Le succès de l'ASSOMMOIR m'avait avachi... Vraiment, quand je pense à l'enfilade de romans qui me restent à fabriquer, je sens qu'il n'y a qu'un état de lutte et de colère, qui puisse me les faire faire!?
* * * * *
--------De l'observation spontanée et presque faite en dépit de soi: Bon! je le veux bien, mais de l'observation comme on va au ministère, merci!
* * * * *
Lundi 27 mai.--Je d?ne aujourd'hui tout seul, en tête à tête avec Daudet et sa femme.
Daudet m'entretient de son livre: LES ROIS EN EXIL, dont la conception est vraiment tout à fait jolie, en ce qu'elle se prête à une réalité poétique et ironique. Il veut faire un éleveur de roi, d'un fils de démocrate, que deux franciscains vont chercher dans un h?tel du quartier Latin, à l'escalier plein de filles en savates. Cela bien exécuté, doit être tout à fait de la délicate et grande modernité. Soudain Daudet s'interrompt disant: ?Voyez-vous, c'est très malheureux... au fond vous m'avez troublé... oui vous, Flaubert et ma femme... Je n'ai pas de style, non, non, c'est positif. Les gens nés au delà de la Loire, ne savent pas écrire la prose fran?aise... Moi ce que j'étais, un imaginateur... Vous ne vous doutez pas de ce que j'ai dans la tête... Eh bien, sans vous, je ne me serais pas préoccupé de cette chienne de langue... et j'aurais pondu, pondu dans la quiétude.?
* * * * *
Vendredi 7 juin.--Le Marsaud qui signe les billets de banque, est un de ces vieillards qui a vu Paris, du temps des galeries de Bois, et qui, à propos de leur disparition, dit avec une indescriptible mélancolie: ?Paris a bien perdu!?
* * * * *
Mercredi 19 juin.--Je n'ai jusqu'ici rencontré, dans ma vie, que trois très grands esprits, trois très hautes cervelles, trois engendreurs de concepts tout à fait originaux. Le premier était le petit père Colardez, ce Silène au front de Socrate, enfoui dans un village de la Haute-Marne, les deux autres sont Gavarni et Berthelot. Les grands penseurs, en vedette à l'heure actuelle, à c?té de ces trois hommes, ne sont que de la menue monnaie, du billon.
* * * * *
Jeudi 27 juin.--Morceau à faire sur la comparaison de la taverne de No?l, la salle à manger des photographes, et la Taverne anglaise, qui semble le réfectoire des vieux romantiques. On me disait que Georges, l'ancien gar?on à la mémoire extraordinaire, était devenu le sacristain d'une chapelle protestante de la rue Royale.
* * * * *
--------Ces jours-ci, on a fait la vente d'un nommé Arnauldet, frère d'un employé que j'ai connu au cabinet des Estampes. Au milieu d'un fouillis immense, il y a quelques très jolies et charmantes choses, achetées à vil prix par Burty, qui a suivi la vente, depuis les salles d'en haut jusqu'à Mazas: la salle d'en bas, où on vend la literie et les batteries de cuisine.
Ce gar?on, originaire du Poitou, et sorti d'une famille de la magistrature, en ce temps de sensualisme grossier, était un type du sensuel délicat, et du curieux dans les choses du boire et du manger.
Il
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 88
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.