Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
d'une couleur admirablement exotique. Et de Nittis a chez lui des foukousa qui font les plus claires et les plus gaies taches aux murs. Il y a entre autres des grues d'une calligraphie baroque sur un fond rose groseille, une vraie joie des yeux.
On d?ne: un d?ner, commen?ant par un macaroni, que de Nittis cuisine lui-même, en sa qualité de Napolitain, et finissant par un pudding anglais. Sa femme, une petite femme à la tenue modeste, réservée, avec quelque chose de fin, de futé, de scrutateur dans la physionomie, en même temps que de délicatement souffreteux, et qu'elle doit à une fièvre intermittente gagnée, dit-elle, en posant pour son mari près du Vésuve.
Il est arrivé quelques personnes de tous les mondes, qui, le d?ner fini, ont pris place autour de la table. C'est Marsaud, l'homme qui met sa signature sur les billets de banque, et qui semble, sous son noir faux toupet, une figure allégorique de l'implacabilité de l'Argent. Et cet homme, aux sourcils blancs sur des plaques rouges, aux lèvres minces, à la figure presque cruelle, parle avec une voix amoureuse, une bouche humide, d'un petit paysage tout frais, d'un Harpignies qu'il a vu à une exposition, le matin, et qu'il a l'air de convoiter, comme un vieux a envie d'une pucelle.
On s'est levé de table. Mais qui racle une guitare? C'est un des convives. C'est Pagans chantant une romance d'amour du XVIIe siècle, une vraie romance des chansons de La Borde, puis une vieille chanson d'amour arabe, finissant par une plainte, une espèce d'ululement, qui vous met un petit frisson derrière la nuque, et fait para?tre la pauvre plainte amoureuse fran?aise, d'une sentimentalité bien bêtote.
Nittis a chez lui des vues de Paris, enlevées au pastel, qui m'enchantent. C'est l'air brouillardeux de Paris, c'est le gris de son pavé, c'est la silhouette diffuse de passant.
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Jeudi 14 mars.--Voilà qui est un peu effrayant. Hier, à d?ner chez la princesse, je me suis trouvé mal à plat: une syncope complète. On m'a couché sur un divan de la salle à manger, les jambes en l'air, on m'a jeté de l'eau de Cologne à la figure, la princesse m'a été chercher son éventail aux abeilles d'or--et je suis revenu. Mais je crains que mon coeur ne fasse plus qu'assez mal son service. Il faut se dépêcher de publier son oeuvre.
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--------Claude Bernard, dans le délire qui précéda son agonie, ne répétait qu'un seul mot: ?Foutu! foutu!?
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Mercredi 20 mars.--Céard me donnait un joli détail sur les amours d'h?pital. Ces amours débutent d'ordinaire par une paire de jarretières, que la malade demande à l'interne aimé, de lui acheter.
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--------Burty racontait, ce soir, que le fils de Martener, le fils du médecin, dont Balzac n'a pas changé le nom dans PIERRETTE, avait une fille qu'il adorait. Dans un bal, ce Martener, qui était médecin, comme son père, en un tour de valse que fit sa fille, à un rien, à une pose de son cou, la vit poitrinaire, morte, perdue.
Je pensais, malgré moi à ce sommeil de mon frère, en face de moi, en chemin de fer pour Vichy, où j'avais vu un instant, sur son visage de vivant, son visage de mort.
--------à Glascow, le dimanche, les protestants, pour associer l'animalité entière au repos du saint jour, recouvrent de linge les cages des oiseaux, y faisant la nuit. Ils ne veulent pas, en ce jour, que les oiseaux chantent.
--------Un type de major de table d'h?te. Un chapeau placé de c?té sur ses cheveux gris, coupés ras. Sous le chapeau deux rouges oreilles détachées de la tête, et une longue barbiche poivre et sel. L'homme machonne un bout de cigare éteint, a sur le dos un paletot à collet et à larges revers de fausse loutre; et la main passée dans la cha?nette cordée de son parapluie, il marche, en s'appuyant dessus, comme sur une canne plombée.
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Mercredi 3 avril.--La chanteuse Alboni, cette large et joviale mangeuse, disait à une cuisinière, nouvellement entrée chez elle: ?Vois-tu, ma fille, à la maison, dans les plats, il faut qu'il y ait de quoi en manger trois fois, pour chacun.?
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Samedi 6 avril.--J'ai la conscience qu'en histoire, sortira bient?t de dessous terre, une génération pareille à celle qui s'est levée dans le roman, une génération qui se mettra à faire l'histoire à mon imitation. Oui, quoique les jeunes semblent jusqu'ici enracinés dans le vieux passé et les vieilles méthodes, j'ai la conviction, que d'ici à peu d'années, même parmi les élèves de l'école des Chartes, il y aura un abandon des siècles antiques, pour remonter aux siècles modernes, et là, avec la documentation de ces temps, ressusciter des morts, parmi cette humanité vraiment galvanisable.
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Mardi 9
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