Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 3

Edmond de Goncourt
est d'abord polissonne, et Tourguéneff nous écoute avec l'étonnement un peu médusé d'un barbare, qui ne fait l'amour que très naturellement.
Comme on lui demande la sensation d'amour la plus vive, qu'il ait éprouvée dans sa vie, il cherche quelque temps; puis il dit:
?J'étais tout jeunet, j'étais vierge, avec les désirs qu'on a, lors de ses quinze ans. Il y avait, chez ma mère, une femme de chambre jolie, ayant l'air bête, mais vous savez, il y a quelques figures, où l'air bête met une grandeur. C'était par un jour humide, mou, pluvieux, un de ces jours érotiques, que vient de peindre Daudet. Le crépuscule commen?ait à tomber. Je me promenais dans le jardin. Je vois tout à coup cette fille venir droit à moi et me prendre--j'étais son ma?tre et là, elle, c'était une esclave--me prendre par les cheveux de la nuque, en me disant: ?Viens!?
?Ce qui suit, est une sensation semblable à toutes les sensations que nous avons éprouvées. Mais ce doux empoignement de mes cheveux, avec ce seul mot, quelquefois cela me revient, et d'y penser, ?a me rend tout heureux.?
Puis on cause de l'état d'ame après la satisfaction amoureuse. Les uns parlent de tristesse, d'autres de soulagement. Flaubert déclare qu'il danserait devant sa glace. ?Moi, c'est singulier, dit Tourguéneff, après, seulement après, je rentre en rapport avec les choses qui m'entourent... Les choses reprennent la réalité qu'elles n'avaient point, un moment avant... Je me sens moi... et la table qui est là, redevient une table... Oui, les relations entre mon individu et la nature se renouent, se rétablissent, recommencent.?
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Mercredi 6 février.--Flaubert, parlant de l'engouement de tout le monde impérial, à Fontainebleau, pour la Lanterne de Rochefort, racontait un mot de Feuillet. Après avoir vu un chacun, porteur du pamphlet, et apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie, en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette, Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet: ?Est-ce que vraiment vous trouvez du talent à Rochefort?? Le romancier de l'Impératrice, après avoir regardé à gauche, à droite, répondit: ?Moi, je le trouve très médiocre, mais je serais désolé qu'on m'entend?t, on me croirait jaloux de lui!?
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--------La femme de Zola, assez souffrante cette année, tire de sa maladie une beauté rare, faite de la douceur de deux yeux très noirs, dans la paleur comme éclairée d'un visage.
--------Etudiant quelques jeunes ménages bonapartistes, je me prends à douter de la restauration de l'Empire; je les trouve, ces ménages, trop coureurs de plaisirs, trop jouisseurs, trop portés à la rigolade. Malgré tous leurs enthousiasmes, leur fanatisme, leur idolatrie, je ne trouve pas au fond d'eux, le deuil des défaites, qui seul peut, selon moi, assurer le retour des partis vaincus.
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Mardi 12 février.--On parlait, ce soir, de la finesse de Victor-Emmanuel; le général X... s'écrie: ?Fin, pas si fin que cela, mais le plus grand hableur de l'Italie, un vrai Gascon!... J'étais auprès de lui, lors de l'envahissement de l'état romain. Il se plaignait de n'être pas obéi, et il disait que Ricasoli, qu'il avait mandé, se refusait à venir, sous le prétexte d'un mal de pied, et que Cialdini voulait aller en avant... Comme je l'interrompais, lui disant qu'il n'avait qu'à donner des ordres. ?Des ordres, des ordres, mais chez vous sont-ils obéis les ordres??... Tenez, que je vous raconte une anecdote. Vers la fin de votre campagne d'Italie, votre manchot (Baraguay d'Hilliers) vint me trouver, et me dit: ?Je me fous de l'Italie, je me fous de la France, je me fous de vous, et je vais prendre les eaux, dont j'ai besoin!?
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Lundi 18 février.--L'histoire est le plus grand bréviaire de découragement: on n'y rencontre que des coquins ou d'honnêtes imbéciles.
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Vendredi 22 février.--Bardoux, à la table des Charpentier, racontait un curieux d?ner fait chez Axenfeld.
On s'était un peu grisé, et l'ivresse de tous s'entretenait de l'incertitude de la mort qui attendait chacun. Axenfeld déjà souffrant, d'abord silencieux, se levant tout à coup et dominant les paroles tumultueusement confuses: ?Moi, s'écriait-il, je mourrai du cerveau?,--et il se mettait à raconter sa mort, telle qu'elle arriva. Se tournant vers son voisin de droite, et le regardant avec l'oeil per?ant et profond des grands diagnostiqueurs, il lui disait: ?Toi, tu mourras de ?a, et comme ?a,? lui détaillant longuement et presque méchamment, les souffrances de sa fin. Puis se retournant vers son voisin de gauche, il lui prophétisait, dans un épouvantable récit, sa mort.
Les d?neurs étaient dégrisés.
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Samedi 23 février.--Je d?ne chez de Nittis, qui, la semaine dernière, est venu voir mes dessins.
C'est le petit h?tel, le domestique en cravate blanche, l'appartement au confort anglais, où l'artiste se révèle par quelque japonaiserie d'une fantaisie ou
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