Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 7

Edmond de Goncourt
des hommes chauves,
cherchent à exprimer, avec des gestes épileptiques, ce que ne peut plus
crier leur voix enrouée, leur gosier aphone.
Je ne sais pas, mais je n'ai pas confiance, il ne me paraît pas retrouver
dans cette plèbe braillarde les premiers bonshommes de l'ancienne
Marseillaise: ça me semble simplement des voyous d'âge, en joie et en
esbaudissement, des voyous sceptiques, faisant de la casse politique, et
n'ayant rien, sous la mamelle gauche, pour les grands sacrifices à la
patrie.
... Oui, la République! Dans ces circonstances, je crois qu'il n'y a que la
République pour nous sauver, mais une République, où on aurait en
haut un Gambetta pour la couleur, et où on appellerait les vraies et rares
capacités du pays, et non une République, composée presque
exclusivement de tous les médiocrates et de toutes les ganaches,
vieilles et jeunes, de l'extrême gauche.
... Ce soir, les bouquetières ne vendent plus, sur toute la ligne des
boulevards, que des oeillets rouges.
* * * * *
_Mardi 6 septembre_.--Au dîner de Brébant, je trouve Renan, assis tout
seul, à la grande table du salon rouge, et lisant un journal, avec des
mouvements de bras désespérés.
Arrive Saint-Victor, qui se laisse tomber sur une chaise, et s'exclame,
comme sous le coup d'une vision terrifiante: L'_Apocalypse... les
chevaux pâles!_

Nefftzer, du Mesnil, Berthelot, etc., etc., se succèdent, et l'on dîne dans
la désolation des paroles des uns et des autres. On parle de la grande
défaite, de l'impossibilité de la résistance, de l'incapacité des hommes
de la Défense nationale, de leur désolant manque d'influence près du
corps diplomatique, près des gouvernements neutres. On stigmatise
cette sauvagerie prussienne qui recommence Genseric.
Sur ce, Renan dit: «Les Allemands ont peu de jouissances, et la plus
grande qu'ils peuvent se donner, ils la placent dans la haine, dans la
pensée et la perpétration de la vengeance.» Et l'on remémore toute cette
haine vivace, qui s'est accumulée depuis Davout, en Allemagne
s'ajoutant à la haine léguée par la guerre du Palatinat, et dont la colère
expression survivait dans la bouche de la vieille femme, me montrant,
il y a quelques années, le château d'Heidelberg.
Et voici que l'un de nous dit qu'hier, pas plus tard qu'hier, un
administrateur de chemin de fer lui contait ceci. Il se trouvait, il y a
quelques années, à Carlsruhe, chez le ministre plénipotentiaire, et
l'entendait dire à un de ses amis, très galantin, très friand de femmes:
«Ici, mon cher, vous ne ferez rien, les femmes sont cependant très
faciles, mais elles n'aiment pas les Français!»
Quelqu'un jette dans la conversation: «Les armes de précision, c'est
contraire au tempérament français;--tirer vite, se jeter à la baïonnette,
voilà ce qu'il faut à notre soldat; si cela ne lui est pas possible, il est
paralysé.--La _mécanisation_ de l'individu n'est pas son fait. C'est la
supériorité du Prussien dans ce moment.»
Renan, relevant la tête de son assiette: «Dans toutes les choses que j'ai
étudiées, j'ai toujours été frappé de la supériorité de l'intelligence et du
travail allemand. Il n'est pas étonnant que, dans l'art de la guerre, qui est
après tout un art inférieur, mais compliqué, ils aient atteint à cette
supériorité, que je constate dans toutes les choses, je vous le répète, que
j'ai étudiées, que je sais... Oui, messieurs, les Allemands sont une race
supérieure!»
--Oh! oh! crie-t-on de toutes parts.

«Oui, très supérieure à nous, reprend Renan en s'animant. Le
catholicisme est une crétinisation de l'individu: l'éducation par les
Jésuites ou les frères de l'école chrétienne arrête et comprime toute
vertu summative, tandis que le protestantisme la développe.»
La douce et maladive voix de Berthelot rappelle les esprits des hauteurs
sophistiques aux menaçantes réalités: «Messieurs, vous ne savez
peut-être pas, que nous sommes entourés de quantités énormes de
pétrole, déposées aux portes de Paris, et qui n'entrent pas à cause de
l'octroi, que les Prussiens s'en emparent et les jettent dans la Seine, ils
en feront un fleuve de feu qui brûlera les deux rives! C'est comme cela
que les Grecs ont brûlé la flotte arabe...--Mais pourquoi ne pas avertir
Trochu?--«Est-ce qu'il a le temps de s'occuper de n'importe quoi!»
Berthelot continue: «Si l'on ne fait pas sauter les écluses du canal de la
Marne, toute la grosse artillerie de siège des Prussiens arrivera, comme
sur des roulettes, sous les murs de Paris, mais songera-t-on à les faire
sauter... Je pourrais vous raconter des choses comme cela jusqu'à
demain matin.»
Et comme je lui demande s'il espère faire sortir, du comité qu'il préside,
quelque engin de destruction: «Non, non, on ne m'a donné ni argent, ni
hommes, et je reçois 250 lettres, par jour, qui ne me donnent le temps
de faire aucune expérience. Ce n'est pas qu'il n'y aurait pas quelque
chose à tenter, à trouver peut-être, mais
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