Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
la création, qu'on peut parler au public.
* * * * *
_Dimanche 28 août_.--Dans le bois de Boulogne, là, où on n'avait
guère vu que de la soie ou du drap riche, entre le vert des arbres,
j'aperçois un grand morceau de blouse bleue: le dos d'un berger, près
d'une petite colonne de fumée blanchâtre, et tout autour de lui des
moutons broutant, à défaut d'herbe, le feuillage de fascines oubliées.
Partout des moutons, et dans le creux d'un sentier, couché sur le côté,
un bélier mort, la tête aux cornes recourbées, toute aplatie, et d'où
suinte un peu d'eau sanguinolente, élargissant, petit à petit, une tache
rouge dans le sable--tête que flaire, comme dans un baiser, toute brebis
qui passe.
En les allées des calèches, des grands boeufs hagards et désorientés
vaguent par troupes. Un moment c'est un affolement. Par toutes les
percées, par tous les trous de la feuillée, l'on entrevoit un troupeau de
cent mille bêtes éperdues, se ruer vers une porte, une sortie, une
ouverture, semblable à l'avalanche d'un fougueux dessin de Bénedette
Castiglione.
Et la mare d'Auteuil est à moitié tarie par les bestiaux, buvant
agenouillés, parmi ses roseaux.
* * * * *

_30 août_.--Du haut de l'omnibus d'Auteuil, en la descente du
Trocadéro, j'aperçois, sur la grande étendue grise du Champ-de-Mars,
dans de la clarté ensoleillée, un fourmillement de petits points rouges,
de petits points bleus: des lignards.
Je dégringole, et me voici au milieu des faisceaux brillants, au milieu
des petites cuisines, où bout la marmite de fer-blanc sur des trous de
feu, au milieu des toilettes en plein air que font des manches de
chemises d'un si beau blanc rouillé, au milieu des tentes, au triangle
d'ombre, dans lequel s'aperçoit, prés de sa gourde, la tête tannée d'un
fantassin dans de la paille. Des soldats emplissent leurs bidons aux
bouteilles, promenées par un marchand de vin sur une voiture à bras,
d'autres embrassent une marchande de pommes vertes, qui rit... Je me
promène dans ce mouvement, cette animation, cette gaieté du soldat
français prêt à partir pour la mort, quand la voix cassée d'un vieux petit
bonhomme bancroche et hoffmannesque jette ce cri: «Des plumes, du
papier à lettres!» Un cri poussé sur une note étrange et qu'on dirait un
memento funèbre, une espèce d'avis discrètement formulé, mais voulant
dire: «Messieurs les militaires, si on songeait un peu à son testament?»
* * * * *
_31 août_.--Ce matin, au point du jour, commence la démolition des
maisons de la zone militaire, au milieu du défilé des déménagements de
la banlieue, qui ressemble à la migration d'un ancien peuple. Des coins
étranges de maisons à moitié démolies, avec des restants de mobiliers
hétéroclites: ainsi une boutique de coiffeur, dont la façade béante
montre, oubliée, la chaise curule, où les blanchisseurs se faisaient faire
la barbe, le dimanche.
* * * * *
_2 septembre_.--J'accroche, au sortir du Louvre, Chennevières qui me
dit partir demain pour Brest, afin d'escorter le troisième convoi des
tableaux du Louvre, qu'on a enlevés des cadres, qu'on a roulés, et qu'on
envoie, pour les sauver des Prussiens, dans l'arsenal ou le bagne de
Brest. Il me peint le triste et humiliant spectacle de cet emballage, et
Reiset, pleurant à chaudes larmes, devant «La Belle Jardinière» au fond

de sa caisse, ainsi que devant un mort chéri, tout près d'être cloué dans
le cercueil.
Le soir, après dîner, nous allons au chemin de fer de la rue d'Enfer, et je
vois les dix-sept caisses, contenant l'Antiope, les plus beaux Vénitiens,
etc.;--ces tableaux qui se croyaient attachés aux murs du Louvre pour
l'éternité, et qui ne sont plus que des colis, protégés seulement contre
les aventures de déplacement, par le mot: Fragile.
* * * * *
_3 septembre_.--Ce n'est pas vivre, que de vivre dans ce grand et
effrayant inconnu, qui vous entoure et vous étreint.
... Quel aspect que celui de Paris, ce soir, sous le coup de la nouvelle de
la défaite de Mac-Mahon et de la captivité de l'Empereur! Qui pourra
peindre l'abattement des visages, les allées et venues des pas
inconscients battant l'asphalte au hasard, le noir de la foule aux
alentours des mairies, l'assaut des kiosques, la triple ligne de liseurs de
journaux devant tout bec de gaz, les _à parte_ anxieux des concierges et
des boutiquiers, sur le pas des portes--et dessus les chaises des
arrière-boutiques, les poses anéanties des femmes, qu'on entrevoit
seules, et sans leurs hommes...
Puis la clameur grondante de la multitude, en qui succède la colère à la
stupéfaction, et des bandes parcourant le boulevard en criant: _La
déchéance! Vive Trochu!_ Enfin le spectacle tumultueux et désordonné
d'une nation, résolue à se sauver par l'impossible des époques
révolutionnaires.
* * * * *
_4 septembre_.--Ici, ce matin, sous un
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