Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
par
lesquels les nerfs de Paris ont passé, depuis le 6 août.
Je suis frappé, en lisant les lettres du paysagiste Théodore Rousseau, du
côté sophiste, rhéteur, du côté alambiqué, qu'il y a dans toutes les
grandes intelligences du dessin et de la peinture, à commencer par
Gavarni, à finir par Rousseau.

* * * * *
_21 août_.--Au bois de Boulogne. A voir sous la cognée tomber ces
grands arbres, avec des vacillements de blessés à mort, à voir là, où
c'était un rideau de verdure, ce champ de pieux aigus, luisant blanc,
cette herse sinistre, il vous monte de la haine au coeur pour ces
Prussiens, qui sont cause de ces assassinats de la nature.
Je reviens, tous les soirs, en chemin de fer, avec un vieillard dont je ne
connais pas le nom, un vieillard intelligent et bavard, qui semble avoir
vécu dans tous les mondes, et en posséder la chronique secrète. Il
parlait hier de l'Empereur, et racontait son mariage au compartiment,
dans lequel j'étais. L'anecdote, prétendait-il, lui avait été contée par
Morny, qui disait la tenir de la bouche de l'Empereur. Un jour,
l'Empereur demandait à Mlle de Montijo, avec une certaine insistance,
et faisant appel à sa parole, comme on en appellerait à l'honneur d'un
homme, lui demandait si elle avait jamais eu un attachement sérieux?
Mlle de Montijo aurait répondu: «Je vous tromperais, Sire, si je ne vous
avouais pas que mon coeur a parlé, et même plusieurs fois, mais ce que
je puis vous assurer, c'est que je suis toujours Mlle de Montijo!» Sur
cette affirmation, l'Empereur lui disait: «Eh bien, mademoiselle, vous
serez impératrice!»
Saint-Victor me disait ces jours-ci,--et il est tout là:--«Quel temps, où
l'on ne peut plus lire un livre!»
* * * * *
_22 août_.--Je vais voir Théophile Gautier, qui pleure avec moi, la
maison qu'il a arrangée, l'angulus ridens et artistique de sa vieillesse.
Sur les boulevards, tous,--hommes et femmes,--interrogent de l'oeil la
figure qui passe, tendent l'oreille à la bouche qui parle, inquiets,
anxieux, effarés.
* * * * *
_Mardi 23 août_.--Je trouve, à la gare du chemin de fer de Saint-Lazare,

un groupe d'une vingtaine de zouaves, débris d'un bataillon qui a donné
sous Mac-Mahon. Rien n'est beau, rien n'a du style, rien n'est sculptural,
rien n'est pictural comme ces éreintés d'une bataille. Ils portent sur eux
une lassitude en rien comparable à aucune lassitude, et leurs uniformes
sont usés, déteints, délavés, ainsi que s'ils avaient bu le soleil et la pluie
d'années entières.
Ce soir, chez Brébant, on se met à la fenêtre, attirés par les
acclamations de la foule sur le passage d'un régiment qui part. Renan
s'en retire vite, avec un mouvement de mépris, et cette parole: «Dans
tout cela, il n'y a pas un homme capable d'un acte de vertu!»
Comment, d'un acte de vertu? lui crie-t-on, ce n'est pas un acte de vertu,
l'acte de dévouement qui fait donner leur vie à ces privés de gloire, à
ces innommés, à ces anonymes de la mort!
* * * * *
_25 août_.--Je regarde cette maison bourrée de livres, de gravures, de
dessins, d'objets d'art, qui feront des trous dans l'histoire de l'art de
l'Ecole française, si tout cela brûle,--et ces choses, mes amours
d'autrefois,--je n'ai pas l'énergique désir de les sauver.
* * * * *
_26 août_.--Au chemin de fer de l'Est. Au milieu de caisses, de paniers,
de paquets de vieux linge, de corbillons, de bouteilles, de matelas,
d'édredons, liés ensemble avec de grosses cordes, maintenant un peu
l'assemblage branlant et dégringolant de toutes ces choses disparates,
les yeux vifs de petits paysans, enfouis, calés, dans les trous et les
interstices. Et devant, avec un chien de chasse sur ses pieds, et une
béquille posée à côté d'elle, une vieille lorraine, en bonnet brun piqué,
qui tire de temps en temps, d'un cabas, le raisin noir de la vigne de
là-bas, qu'elle passe à ses petits-enfants.
* * * * *
_Samedi 27 août_.--Zola vient déjeuner chez moi.

Il m'entretient d'une série de romans qu'il veut faire, d'une épopée en
dix volumes, de l'histoire naturelle et sociale d'une famille, qu'il a
l'ambition de tenter, avec l'exposition des tempéraments, des caractères,
des vices, des vertus, développés par les milieux, et différenciés,
comme les parties d'un jardin, «où il y a de l'ombre ici, du soleil là».
Il me dit: après les analyses des infiniment petits du sentiment, comme
cette analyse a été exécutée par Flaubert, dans MADAME BOVARY,
après l'analyse des choses artistiques, plastiques et nerveuses, ainsi que
vous l'avez faite, après ces _oeuvres-bijoux_, ces volumes ciselés, il n'y
a plus de place pour les jeunes; plus rien à faire; plus à constituer, à
construire un personnage, une figure: ce n'est que par la quantité des
volumes, la puissance de
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