Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 3

Edmond de Goncourt

que j'avais enlevée.
* * * * *
_5 août_.--Auteuil. Des journées à aller, à venir dans cette maison,
comme une âme en peine. C'est bien le mot.
* * * * *
_Samedi 6 août_.--Du cabinet des Estampes de la Bibliothèque, je vois
des gens courir dans la rue Vivienne. Instinctivement je repousse le
volume d'images, et dehors aussitôt, je me mets à courir derrière ceux
qui courent.
A la Bourse, du haut en bas, ce ne sont que des têtes nues, chapeau en
l'air, et dans toutes les bouches une formidable Marseillaise, dont les
rafales assourdissantes éteignent à l'intérieur le bourdonnement de la
corbeille. Jamais je n'ai vu un enthousiasme pareil. On marche à travers
des hommes pâles d'émotion, des bambins sautillants, des femmes aux
gestes grisés. Capoul chante cette Marseillaise sur le haut d'un omnibus,
place de la Bourse, et sur le boulevard, Marie Sasse la chante debout
dans sa voiture, sa voiture presque soulevée par le délire d'un peuple.
Mais la dépêche qui annonce la défaite du prince de Prusse, et la prise
de 25000 prisonniers, cette dépêche, dit-on, affichée dans l'intérieur de
la Bourse, cette dépêche, que me déclarent avoir lue des gens, au milieu
desquels je la cherche dans l'intérieur, cette dépêche que--dans une
étrange hallucination--des gens croient voir, en me faisant d'un doigt
indicateur: «Tenez, la voilà, là!»... et me montrant au fond un mur où il
n'y a rien,--cette affiche, je ne peux la découvrir, la cherchant et la
recherchant dans tous les coins de la Bourse.

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_Dimanche 7 août_.--Un silence effrayant sur le boulevard. Pas une
voiture qui roule, dans la villa pas un cri qui annonce de la joie d'enfant,
et à l'horizon un Paris, où le bruit semble mort.
* * * * *
_Lundi 8 août_.--Je sens moins ma solitude, en ces grandes foules
émotionnées, et je m'y traîne toute la journée, fatigué à ne plus pouvoir
aller, mais marchant toujours mécaniquement.
* * * * *
_Mercredi 10 août_.--Toute la journée, je vis dans la douloureuse
émotion de la grande bataille, qui va décider des destinées de la France.
* * * * *
_Dimanche 14 août_.--Triste de la mort de mon frère, triste du sort de
la patrie, je ne puis tenir chez moi, j'ai besoin de dîner dans une maison
amie, et je vais un peu à l'aventure, demander à dîner chez Charles
Edmond.
Je trouve dans la maison de Bellevue, prêts à se mettre à table,
Berthelot et Nubar Pacha, un Européen, auquel le long séjour en Égypte
a donné comme une conformation de tête orientale, et dans le masque
fin et diplomatique duquel le rire montre quelquefois les dents blanches
d'un sauvage. On cause de nos revers, et Berthelot, que notre
humiliation vis-à-vis de l'Europe a rendu malade et éloquent,
véritablement éloquent, parle, avec une voix éteinte, de l'impéritie
générale, du favoritisme, de la diminution des hommes par le pouvoir
personnel.
Nubar Pacha, lui, nous entretient de l'impitoyabilité du gouvernement
avec les faibles. Il dit les larmes, les vraies larmes qu'il a versées à
trente-neuf ans, à la suite d'une entrevue avec notre ministre des
Affaires étrangères, à propos des exigences de la France, exigences,

affirme-t-il, qui ont fait toute la dette de l'Egypte.
Puis il interroge Berthelot sur la race égyptienne, et il lui demande de
quelle malédiction elle est frappée? Pourquoi elle n'est pas perfectible?
Pourquoi les fils de fellahs sont inférieurs aux fellahs? Pourquoi le
jeune Égyptien, qui apprend avec plus de rapidité que le jeune
Européen, est arrêté, à quatorze ans, dans son développement
intellectuel? Pourquoi, dans tous les Égyptiens de talent qu'il a étudiés
de près, depuis le gouvernement de Mehemet-Ali, il a toujours
remarqué chez eux, l'absence de l'esprit juste!
En chemin, dans le galop de sa rapide voiture, courant chercher à Paris
des nouvelles, des renseignements, Nubar me raconte qu'en Abyssinie,
quand un meurtre a été commis, la famille de l'assassiné passe sept
jours et sept nuits à remplir de malédictions les entours de la maison du
meurtrier. Il est bien rare, ajoute-t-il, que le meurtrier ne finisse pas
misérablement: «Pour moi, c'est le concert de malédictions qui s'est
élevé après le 2 décembre, qui a son effet aujourd'hui!»
* * * * *
_Lundi 15 août_.--Huit heures. A l'heure de la nuit tombante, à l'heure
de la fumerie et de la formation rêveuse des idées, n'avoir plus à côté de
moi, dans la pénombre du crépuscule, sa pensée originale, sa parole si
joliment paradoxale, oui, c'est l'heure où je me sens le plus seul.
* * * * *
_Vendredi 19 août_.--L'émotion de ces huit jours a donné à la
population parisienne la figure d'un malade. On voit sur ces faces
jaunes, tiraillées, crispées, tous les hauts et les bas de l'espérance,
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