Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 8

Edmond de Goncourt
sous son gros rire, et avec sa parole malignement mordante sous son épais accent alsacien, se moque de Gambetta venant d'envoyer, comme maire de Strasbourg, un maire, qui, d'après lui, se serait sauvé, et remplacerait un maire qui se battrait courageusement, et il accuse X... d'avoir fait sa fortune dans les travaux des fortifications, et encore des officiers du génie, de faire inscrire, sur les feuilles des entrepreneurs, trois cents ouvriers, là, où un atelier de cinquante travaille seulement.
Renan, obstinément attaché à sa thèse sur la supériorité du peuple allemand, continue à la développer entre ses deux voisins, lorsque du Mesnil l'interrompt par cette sortie: ?Quant au sentiment d'indépendance de vos paysans allemands, je puis dire que moi, qui ai assisté à des chasses dans le pays de Bade, on les envoie ramasser le gibier, avec des coups de pied dans le cul!?
?Eh bien, dit Renan, dérayant complètement de sa thèse, j'aime mieux les paysans à qui l'on donne des coups de pied dans le cul, que des paysans, comme les n?tres, dont le suffrage universel a fait nos ma?tres, des paysans, quoi, l'élément inférieur de la civilisation, qui nous ont imposé, nous ont fait subir, vingt ans, ce gouvernement.?
Berthelot continue ses révélations désolantes, au bout desquelles je m'écrie:
--?Alors tout est fini, il ne nous reste plus qu'à élever une génération pour la vengeance!?
--?Non, non, crie Renan qui s'est levé, la figure toute rouge, non pas la vengeance, périsse la France, périsse la Patrie, il y a au-dessus le royaume du Devoir, de la Raison...?
Non, non, hurle toute la table, il n'y a rien au-dessus de la Patrie. ?Non, gueule encore plus fort Saint-Victor, tout à fait en colère: n'esthétisons pas, ne byzantinons plus, f..., il n'y a pas de chose au-dessus de la Patrie!?
Renan s'est levé, et se promène autour de la table, la marche mal équilibrée, ses petits bras battant l'air, citant à haute voix des fragments d'écriture sainte, en disant que tout est là.
Puis il se rapproche de la fenêtre, sous laquelle passe le va-et-vient insouciant de Paris, et me dit: ?Voilà ce qui nous sauvera, c'est la mollesse de cette population!?
* * * * *
_7 septembre_.--De la barrière de l'étoile à Neuilly. Il a plu toute la nuit. Les tentes ont des flaques d'eau dans leurs plis, et de la paille humide s'en échappe, de la paille laissant voir, dans l'intérieur des tentes, des morceaux de rouge, qui sont des soldats pelotonnés dormant. Au dehors sèchent, accrochés, ?à et là, des chaussons, des cale?ons, des clairons vertdegrisés, et, entre deux pavés, de pauvres petits feux grésillent sur du bois pourri de démolitions. Des sentinelles, semblables à des malades d'h?pital, montent la garde, empaquetées dans une couverture, et la tête serrée dans un mouchoir à carreaux bleus.
Tous ces soldats portent sur leurs visages, et dans l'engourdissement paresseux de leurs mouvements, le malaise de la nuit froide. Ils ne sont pas tristes, mais ils ont en eux une sorte de passivité, de résignation à la fois mélancolique, et un peu stupide. ?a semble des soldats pour mourir, non pour vaincre, des soldats prédestinés à la défaite par la désertion du moral, et dont le cerveau trouble, est hanté par le grand dissolvant des armées: la Trahison.
Dans le nombre, quelques belles insouciances ou quelques gaietés résistantes: un groupe mangeant gaillardement, sur une table, fabriquée d'une planche posée sur deux tron?ons de poêle, et derrière la table, un troupier, au geste vainqueur, batifolant avec une cantinière du 93e, au petit tablier de soie bleue, envolé de sa jupe de drap.
Sur le mur des fortifications pèse un ciel bas, à travers lequel le vent chasse des nuées grises, au-dessus d'une ligne jaune: le ciel que Decamps met au-dessus de ses combats de Cimbres et de Teutons, et où, dans le moment, luit le bronze luisant de pluie, d'une pièce de 24, dont un gamin tourmente la manivelle.
Je monte sur le rempart. C'est comme l'écroulement de l'horizon, de ses arbres, de ses maisons, tombant à terre, dans un grand bruit étouffé, tandis que des pans de mur restent debout ainsi que des décors de dévastation, où se voient les poutres de toits à jour, enfermant du bleu du ciel, et des recoins rouges de marchands de vin effondrés. Dans la verdure seule, est encore debout la chapelle du duc d'Orléans.
Sur le pont-levis dans le chemin tournant, un désordre, une bousculade. Déjà le moi des hommes et des femmes s'est fait brutal, presque féroce. On se pousse les uns les autres, sous tous ces déménagements, sous toutes ces fuites, on se pousse sous les roues de toutes ces charrettes, de tous ces omnibus, de tous ces transports militaires, de tous ces haquets, enchevêtrés l'un dans l'autre, embourbés dans le chemin défoncé. Et l'on ne gagne l'avenue de Neuilly qu'un peu fr?lé par le
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