Jeanne la Fileuse | Page 8

Honoré Beaugrand
une masure �� demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas avoir encore vue. Je me dirigeai en me frayant avec peine un passage dans les bancs de neige vers cette maison que je crus tout d'abord abandonn��e. Je me trompais cependant; la porte en ��tait ferm��e, mais je pus apercevoir par la fen��tre la lueur rougeatre d'un bon feu de ?bois franc? qui br?lait dans l'atre. Je frappai et j'entendis aussit?t les pas d'une personne qui s'avan?ait pour m'ouvrir. Au ?qui est l��?? traditionnel, je r��pondis en grelottant que j'avais perdu ma route, et j'eus le plaisir imm��diat d'entendre mon interlocuteur lever le loquet. Il n'ouvrit la porte qu'�� moiti��, pour emp��cher autant que possible le froid de p��n��trer dans l'int��rieur, et j'entrai en secouant mes v��tements qui ��taient couverts d'une couche ��paisse de neige.
--Soyez le bienvenu, me dit l'h?te de la masure en me tendant une main qui me parut br?lante, et en m'aidant �� me d��barrasser de ma ceinture fl��ch��e et de mon capot d'��toffe du pays.
Je lui expliquai en peu de mots la cause de ma visite, et apr��s l'avoir remerci�� de son accueil bienveillant, et apr��s avoir accept�� un verre d'eau de vie qui me r��conforta, je pris place sur une chaise boiteuse qu'il m'indiqua de la main au coin du foyer. Il sortit, en me disant qu'il allait sur la route qu��rir mon cheval et ma voiture, pour les mettre sous une remise, �� l'abri de la temp��te.
Je ne pus m'emp��cher de jeter un regard curieux sur l'ameublement original de la pi��ce o�� je me trouvais. Dans un coin, un mis��rable banc-lit sur lequel ��tait ��tendue une peau de buffle, devait servir de couche au grand vieillard aux ��paules vo?t��es qui m'avait ouvert la porte. Un ancien fusil, datant probablement de la domination fran?aise, ��tait accroch�� aux soliveaux en bois brut qui soutenaient le toit en chaume de la maison. Plusieurs t��tes de chevreuils, d'ours et d'orignaux ��taient suspendues comme troph��es de chasse aux murailles blanchies �� la chaux. Pr��s du foyer, une b?che de ch��ne solitaire semblait ��tre le seul si��ge vacant que le ma?tre de c��ans e?t �� offrir au voyageur qui, par hasard, frappait �� sa porte pour lui demander l'hospitalit��.
Je me demandai quel pouvait ��tre l'individu qui vivait ainsi en sauvage en pleine paroisse de Saint-Sulpice, sans que j'en eusse jamais entendu parler? Je me torturai en vain la t��te, moi qui connaissais tout le monde, depuis Lanoraie jusqu'�� Montr��al, mais je n'y voyais goutte. Sur ces entrefaites, mon h?te rentra et vint, sans dire mot, prendre place vis-��-vis de moi, �� l'autre coin de l'atre.
--Grand merci de vos bons soins, lui dis-je, mais voudriez-vous bien m'apprendre �� qui je dois une hospitalit�� aussi franche. Moi qui connais la paroisse de Saint-Sulpice comme mon ?pater?, j'ignorais jusqu'aujourd'hui qu'il y e?t une maison situ��e �� l'endroit qu'occupe la v?tre, et votre figure m'est inconnue.
En disant ces mots, je le regardai en face, et j'observai pour la premi��re fois les rayons ��tranges que produisaient les yeux de mon h?te; on aurait dit les yeux d'un chat sauvage. Je reculai instinctivement mon si��ge en arri��re, sous le regard p��n��trant du vieillard qui me regardait en face, mais qui ne me r��pondait pas.
Le silence devenait fatigant, et mon h?te me fixait toujours de ses yeux brillants comme les tisons du foyer.
Je commen?ais �� avoir peur.
Rassemblant tout mon courage, je lui demandai de nouveau son nom. Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son si��ge. Il s'approcha de moi �� pas lents, et posant sa main osseuse sur mon ��paule tremblante, il me dit d'une voix triste comme le vent qui g��missait dans la chemin��e:
Jeune homme, tu n'as pas encore vingt ans, et tu demandes comment il se fait que tu ne connaisses pas Jean-Pierre Beaudry, jadis le richard du village. Je vais te le dire, car ta visite ce soir me sauve des flammes du purgatoire o�� je br?le depuis cinquante ans, sans avoir jamais pu jusqu'aujourd'hui remplir la p��nitence que Dieu m'avait impos��e. Je suis celui qui jadis, par un temps comme celui-ci, avait refus�� d'ouvrir sa porte �� un voyageur ��puis�� par le froid, la faim et la fatigue.
Mes cheveux se h��rissaient, mes genoux s'entrechoquaient, et je tremblais comme la feuille du peuplier pendant les fortes brises du nord. Mais, le vieillard sans faire attention �� ma frayeur, continuait toujours d'une voix lente:
Il y a de cela cinquante ans. C'��tait bien avant que l'Anglais e?t jamais foul�� le sol de ta paroisse natale. J'��tais riche, bien riche, et je demeurais alors dans la maison o�� je te re?ois, ici, ce soir. C'��tait la veille du jour de l'an, comme aujourd'hui, et seul pr��s de mon foyer, je jouissais du bien-��tre d'un abri contre la
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