temps. J'ai vu de fortes tempêtes
de neige durant ma vie, mais je ne m'en rappelle aucune qui fût aussi
terrible que celle-là. Je ne voyais ni ciel ni terre, et à peine pouvais-je
suivre le «chemin du roi» devant moi; les «balises» n'ayant pas encore
été posées, comme l'hiver n'était pas avancé. Je passai l'église
Saint-Sulpice à la brunante; mais bientôt, une obscurité profonde et une
«poudrerie» qui me fouettait la figure, m'empêchèrent complètement
d'avancer. Je n'étais pas bien certain de la localité où je me trouvais,
mais je croyais alors être dans les environs de la ferme du père
Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d'attacher mon cheval à
un pieu de la clôture du chemin, et de me diriger à l'aventure à la
recherche d'une maison pour y demander l'hospitalité en attendant que
la tempête fut apaisée. J'errai pendant quelques minutes et je
désespérais de réussir, quand j'aperçus, sur la gauche de la grande route,
une masure à demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas
avoir encore vue. Je me dirigeai en me frayant avec peine un passage
dans les bancs de neige vers cette maison que je crus tout d'abord
abandonnée. Je me trompais cependant; la porte en était fermée, mais je
pus apercevoir par la fenêtre la lueur rougeâtre d'un bon feu de «bois
franc» qui brûlait dans l'âtre. Je frappai et j'entendis aussitôt les pas
d'une personne qui s'avançait pour m'ouvrir. Au «qui est là?»
traditionnel, je répondis en grelottant que j'avais perdu ma route, et
j'eus le plaisir immédiat d'entendre mon interlocuteur lever le loquet. Il
n'ouvrit la porte qu'à moitié, pour empêcher autant que possible le froid
de pénétrer dans l'intérieur, et j'entrai en secouant mes vêtements qui
étaient couverts d'une couche épaisse de neige.
--Soyez le bienvenu, me dit l'hôte de la masure en me tendant une main
qui me parut brûlante, et en m'aidant à me débarrasser de ma ceinture
fléchée et de mon capot d'étoffe du pays.
Je lui expliquai en peu de mots la cause de ma visite, et après l'avoir
remercié de son accueil bienveillant, et après avoir accepté un verre
d'eau de vie qui me réconforta, je pris place sur une chaise boiteuse
qu'il m'indiqua de la main au coin du foyer. Il sortit, en me disant qu'il
allait sur la route quérir mon cheval et ma voiture, pour les mettre sous
une remise, à l'abri de la tempête.
Je ne pus m'empêcher de jeter un regard curieux sur l'ameublement
original de la pièce où je me trouvais. Dans un coin, un misérable
banc-lit sur lequel était étendue une peau de buffle, devait servir de
couche au grand vieillard aux épaules voûtées qui m'avait ouvert la
porte. Un ancien fusil, datant probablement de la domination française,
était accroché aux soliveaux en bois brut qui soutenaient le toit en
chaume de la maison. Plusieurs têtes de chevreuils, d'ours et d'orignaux
étaient suspendues comme trophées de chasse aux murailles blanchies à
la chaux. Près du foyer, une bûche de chêne solitaire semblait être le
seul siège vacant que le maître de céans eût à offrir au voyageur qui,
par hasard, frappait à sa porte pour lui demander l'hospitalité.
Je me demandai quel pouvait être l'individu qui vivait ainsi en sauvage
en pleine paroisse de Saint-Sulpice, sans que j'en eusse jamais entendu
parler? Je me torturai en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde,
depuis Lanoraie jusqu'à Montréal, mais je n'y voyais goutte. Sur ces
entrefaites, mon hôte rentra et vint, sans dire mot, prendre place
vis-à-vis de moi, à l'autre coin de l'âtre.
--Grand merci de vos bons soins, lui dis-je, mais voudriez-vous bien
m'apprendre à qui je dois une hospitalité aussi franche. Moi qui connais
la paroisse de Saint-Sulpice comme mon «pater», j'ignorais
jusqu'aujourd'hui qu'il y eût une maison située à l'endroit qu'occupe la
vôtre, et votre figure m'est inconnue.
En disant ces mots, je le regardai en face, et j'observai pour la première
fois les rayons étranges que produisaient les yeux de mon hôte; on
aurait dit les yeux d'un chat sauvage. Je reculai instinctivement mon
siège en arrière, sous le regard pénétrant du vieillard qui me regardait
en face, mais qui ne me répondait pas.
Le silence devenait fatigant, et mon hôte me fixait toujours de ses yeux
brillants comme les tisons du foyer.
Je commençais à avoir peur.
Rassemblant tout mon courage, je lui demandai de nouveau son nom.
Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son siège. Il
s'approcha de moi à pas lents, et posant sa main osseuse sur mon épaule
tremblante, il me dit d'une voix triste comme le vent qui gémissait dans
la cheminée:
Jeune homme, tu n'as pas encore vingt ans, et tu demandes comment il
se fait
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