que tu ne connaisses pas Jean-Pierre Beaudry, jadis le richard du
village. Je vais te le dire, car ta visite ce soir me sauve des flammes du
purgatoire où je brûle depuis cinquante ans, sans avoir jamais pu
jusqu'aujourd'hui remplir la pénitence que Dieu m'avait imposée. Je
suis celui qui jadis, par un temps comme celui-ci, avait refusé d'ouvrir
sa porte à un voyageur épuisé par le froid, la faim et la fatigue.
Mes cheveux se hérissaient, mes genoux s'entrechoquaient, et je
tremblais comme la feuille du peuplier pendant les fortes brises du nord.
Mais, le vieillard sans faire attention à ma frayeur, continuait toujours
d'une voix lente:
Il y a de cela cinquante ans. C'était bien avant que l'Anglais eût jamais
foulé le sol de ta paroisse natale. J'étais riche, bien riche, et je
demeurais alors dans la maison où je te reçois, ici, ce soir. C'était la
veille du jour de l'an, comme aujourd'hui, et seul près de mon foyer, je
jouissais du bien-être d'un abri contre la tempête et d'un bon feu qui me
protégeait contre le froid qui faisait craquer les pierres des murs de ma
maison. On frappa à ma porte, mais j'hésitais à ouvrir. Je craignais que
ce ne fût quelque voleur, qui sachant mes richesses, ne vint pour me
piller, et qui sait, peut-être m'assassiner.
Je fis la sourde oreille et après quelques instants, les coups cessèrent. Je
m'endormis bientôt, pour ne me réveiller que le lendemain au grand
jour, au bruit infernal que faisaient deux jeunes hommes du voisinage
qui ébranlaient ma porte à grands coups de pied. Je me levais à la hâte
pour aller les châtier de leur impudence, quand j'aperçus en ouvrant la
porte, le corps inanimé d'un jeune homme qui était mort de froid et de
misère sur le seuil de ma maison. J'avais, par amour pour mon or, laissé
mourir un homme qui frappait à ma porte, et j'étais presque un assassin.
Je devins fou de douleur et de repentir.
Après avoir fait chanter un service solennel pour le repos de l'âme du
malheureux, je divisai ma fortune entre les pauvres des environs, en
priant Dieu d'accepter ce sacrifice en expiation du crime que j'avais
commis. Deux ans plus tard, je fus brûlé vif dans ma maison et je dus
aller rendre compte à mon créateur de ma conduite sur cette terre que
j'avais quittée d'une manière si tragique. Je ne fus pas trouvé digne du
bonheur des élus et je fus condamné à revenir à la veille de chaque
nouveau jour de l'an, attendre ici qu'un voyageur vint frapper à ma
porte, afin que je pusse lui donner cette hospitalité que j'avais refusée
de mon vivant à l'un de mes semblables. Pendant cinquante hivers, je
suis venu, par l'ordre de Dieu, passer ici la nuit du dernier jour de
chaque année, sans que jamais un voyageur dans la détresse ne vint
frapper à ma porte. Vous êtes enfin venu ce soir, et Dieu m'a pardonné.
Soyez à jamais béni d'avoir été la cause de ma délivrance des flammes
du purgatoire, et croyez que quoi qu'il vous arrive ici-bas, je prierai
Dieu pour vous là-haut.
Le revenant, car c'en était un, parlait encore quand, succombant aux
émotions terribles de frayeur et d'étonnement qui m'agitaient, je perdis
connaissance...
Je me réveillai dans mon brelot, sur le chemin du roi, vis-à-vis l'église
de Lavaltrie.
La tempête s'était apaisée et j'avais sans doute, sous la direction de mon
hôte de l'autre monde, repris la route de Lanoraie.
Je tremblais encore de frayeur quand j'arrivai ici à une heure du matin,
et que je racontai aux convives assemblés, la terrible aventure qui
m'était arrivée.
Mon défunt père,--que Dieu ait pitié de son âme--nous fit mettre à
genoux, et nous récitâmes le rosaire, en reconnaissance de la protection
spéciale dont j'avais été trouvé digne, pour faire sortir ainsi des
souffrances du purgatoire une âme en peine qui attendait depuis si
longtemps sa délivrance. Depuis cette époque, jamais nous n'avons
manqué, mes enfants, de réciter à chaque anniversaire de ma
mémorable aventure, un chapelet en l'honneur de la vierge Marie, pour
le repos des âmes des pauvres voyageurs qui sont exposés au froid et à
la tempête.
Quelques jours plus tard, en visitant Saint-Sulpice, j'eus l'occasion de
raconter mon histoire au curé de cette paroisse. J'appris de lui que les
registres de son église faisaient en effet mention de la mort tragique
d'un nommé Jean-Pierre Beaudry, dont les propriétés étaient alors
situées où demeure maintenant le petit Pierre Sansregret. Quelques
esprits forts ont prétendu que j'avais rêvé sur la route. Mais où avais-je
donc appris les faits et les noms qui se rattachaient à l'incendie de la
ferme du défunt Beaudry, dont je n'avais jusqu'alors jamais entendu
parler. M. le curé de Lanoraie, à qui
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