maître-d'école, les convives furent unanimes
pour lui demander de raconter la légende du «Fantôme de l'avare».
Cette légende redite cent fois et que chacun connaissait déjà était
toujours intéressante dans la bouche du magister, qui était le conteur le
plus populaire du pays.
Le brave instituteur ne se fit pas prier, et après avoir rajusté ses lunettes
et toussé pendant trois fois, il recommanda un silence absolu et prit la
parole en ces termes:
V
Le fantôme de l'avare
Pendant qu'un vent glacé pleurait dans le grand orme, La porte
s'entr'ouvrit, puis une étrange forme S'avança lentement parmi les
invités: «Mon frère ne sait point que les cieux irrités Punissent le
chrétien qui ne fait pas l'aumône», Dit le nouveau venu, relevant son
front jaune.
(Les Vengeances, L.P. LeMay)
[Léon-Pamphile LeMay, Les Vengeances, chant septième (vers 1-6),
Québec, Darveau, 1875.]
Vous connaissez tous, vieillards et jeunes gens, l'histoire que je vais
vous raconter. La morale de ce récit, cependant, ne saurait vous être
redite trop souvent, et rappelez-vous que derrière la légende, il y a la
leçon terrible d'un Dieu vengeur qui ordonne au riche de faire la
charité.
C'était la veille du jour de l'an de grâce 1858.
Il faisait un froid sec et mordant.
La grande route qui longe la rive nord du Saint-Laurent de Montréal à
Berthier était couverte d'une épaisse couche de neige, tombée avant la
Noël.
Les chemins étaient lisses comme une glace de Venise. Aussi, fallait-il
voir si les fils des fermiers à l'aise des paroisses du fleuve, se plaisaient
à «pousser» leurs chevaux fringants, qui passaient comme le vent au
son joyeux des clochettes de leurs harnais argentés.
Je me trouvais en veillée chez le père Joseph Hervieux que vous
connaissez tous. Vous savez aussi que sa maison qui est bâtie en pierre,
est située à mi-chemin entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie. Il y
avait fête ce soir-là chez le père Hervieux. Après avoir copieusement
soupé tous les membres de la famille s'étaient rassemblés dans la
grande salle de réception.
Il est d'usage que chaque famille canadienne donne un festin au dernier
jour de chaque année, afin de pouvoir saluer, à minuit, avec toutes les
cérémonies voulues, l'arrivée de l'inconnue qui nous apporte à tous, une
part de joies et de douleurs.
Il était dix heures du soir.
Les bambins, poussés par le sommeil, se laissaient les uns après les
autres rouler sur les robes de buffle qui avaient été étendues autour de
l'immense poêle à fourneau de la cuisine.
Seuls, les parents et les jeunes gens voulaient tenir tête à l'heure
avancée, et se souhaiter mutuellement une bonne et heureuse année,
avant de se retirer pour la nuit.
Une fillette vive et alerte qui voyait la conversation languir, se leva tout
à coup et allant déposer un baiser respectueux sur le front du
grand-père de la famille, vieillard presque centenaire, lui dit d'une voix
qu'elle savait irrésistible:
--Grand-père, redis-nous, je t'en prie, l'histoire de ta rencontre avec
l'esprit de ce pauvre Jean-Pierre Beaudry--que Dieu ait pitié de son
âme--que tu nous racontas l'an dernier, à pareille époque. C'est une
histoire bien triste, il est vrai, mais ça nous aidera à passer le temps en
attendant minuit.
--Oh! oui! grand-père, l'histoire du jour de l'an, répétèrent en choeur les
convives qui étaient presque tous les descendants du vieillard.
--Mes enfants, reprit d'une voix tremblotante l'aïeul aux cheveux blancs,
depuis bien longtemps, je vous répète à la veille de chaque jour de l'an,
cette histoire de ma jeunesse. Je suis bien vieux, et peut-être pour la
dernière fois vais-je vous la redire ici ce soir. Soyez tout attention, et
remarquez surtout le châtiment terrible que Dieu réserve à ceux qui, en
ce monde, refusent l'hospitalité au voyageur en détresse.
Le vieillard approcha son fauteuil du poêle, et ses enfants ayant fait
cercle autour de lui, il s'exprima en ces termes:
--Il y a de cela soixante-dix ans aujourd'hui. J'avais vingt ans alors.
Sur l'ordre de mon père, j'étais parti de grand matin pour Montréal, afin
d'aller y acheter divers objets pour la famille; entre autres, une
magnifique dame-jeanne de Jamaïque, qui nous était absolument
nécessaire pour traiter dignement les amis à l'occasion du nouvel an. À
trois heures de l'après-midi, j'avais fini mes achats, et je me préparais à
reprendre la route de Lanoraie. Mon «brelot» était assez bien rempli, et
comme je voulais être de retour chez nous avant neuf heures, je fouettai
vivement mon cheval qui partit au grand trot. À cinq heures et demie
j'étais à la traverse du bout de l'île, et j'avais jusqu'alors fait bonne route.
Mais le ciel s'était couvert peu à peu et tout faisait présager une forte
bordée de neige. Je m'engageai sur la traverse, et avant que j'eusse
atteint Repentigny il neigeait à plein
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