Jeanne la Fileuse | Page 6

Honoré Beaugrand
hardis bûcherons
attaquaient de la cognée les géants des forêts du Nord.

IV
Le retour au pays
Le Canadien, comme ses pères Aime à chanter, à s'égayer; Doux, aisé,
vif en manières Poli, galant, hospitalier.
(Sir G.-É. Cartier.)
[G.-É. Cartier, Ô Canada, mon pays, mes amours!, dans La Minerve,
29 juin 1835.]
Six mois s'écoulèrent ainsi au milieu des rudes travaux de la forêt.
Pierre par son intelligence et son éducation avait immédiatement
obtenu la position de «foreman»--chef d'équipe.

Le printemps arriva et avec lui les dégels et la descente des bois de
construction, et les voyageurs de Lavaltrie se rendirent à Québec, pour
conduire leur cage à destination, et pour toucher leur salaire de la
saison.
Leur fidèle canot d'écorce de bouleau les avait suivis partout, et quand
ils eurent compté et recompté les brillantes pièces d'or, fruits légitimes
de leurs travaux, et acheté des cadeaux, qui pour le vieux père ou la
vieille mère de Lavaltrie, qui pour une charmante soeur ou une fiancée
encore plus chère, nos voyageurs reprirent d'une main gaillarde l'aviron
du canotier et se dirigèrent en chantant vers le village natal.
Nos lecteurs ont déjà reconnu Pierre Montépel et ses compagnons, dans
les hommes du canot qui arrivaient au pays en répétant le refrain
populaire:
Canot d'écorce qui va voler.
Il y avait fête, ce soir-là dans la spacieuse demeure du père Montépel.
Tout le village avait appris le retour des «jeunes gens» et chacun
s'empressait de venir leur serrer la main.
Le père Montépel lui-même était plus heureux qu'il ne voulait l'avouer.
Il avait dit à son fils en lui serrant la main:
--Pierre, je suis heureux, très heureux de te voir de retour sain et sauf.
Ta mère et moi, nous avons souvent prié la Vierge de te prendre sous sa
sainte protection. Elle a exaucé nos prières. Sois le bienvenu, mon
garçon, sous le toit paternel!
Et le vieillard se détourna pour essuyer une larme de joie. La mère
n'était peut-être pas plus heureuse, mais elle était plus expansive. Elle
sauta au cou de son enfant et l'embrassant avec effusion, elle ne put que
prononcer ces mots:
--Pierre! mon enfant! mon fils!
Et la brave femme pleurait de joie en serrant son fils unique sur son

coeur.
Les voisins accourus entouraient le jeune homme et l'assiégeaient de
leurs démonstrations sympathiques.
Sur la proposition du maître d'école qui se trouvait présent, il fut résolu
de rassembler séance tenante les six voyageurs dans le grand salon de
la maison du père Montépel, et d'improviser en l'honneur de leur
arrivée un bal et un souper auxquels seraient invitées toutes les fillettes
des alentours.
Un hourra frénétique vint appuyer la proposition du maître d'école, et
les jeunes fermiers se séparèrent pour aller porter la bonne nouvelle
dans les fermes environnantes, et ramener les jeunes filles pour
organiser la danse. Le ménétrier du village, un brave homme nommé
Cléophas, que les jeunes gens avaient baptisé du sobriquet expressif de
Crin-crin, fut juché sur une table, et après avoir accordé son instrument,
attaqua un cotillon qui fit bondir garçons et filles dans le tourbillon de
la danse nationale.
Les voyageurs étaient naturellement les lions de la soirée, et les jeunes
filles lorgnaient avec timidité la mine hardie, l'oeil vif et le teint bronzé
des bûcherons de l'Outaouais.
On sauta, on dansa, on introduisit les «jeux de société»; et il était
minuit lorsque madame Montépel vint annoncer d'une voix rendue
tremblante par l'émotion qu'elle avait ressentie:
--Enfants! le souper est servi. Approchez tous Buvez un verre et
mangez bien en l'honneur des voyageurs.
Il ne fut pas nécessaire de répéter l'invitation, et chacun s'empressa de
prendre place autour d'une table immense surchargée de grands plats du
ragoût national, de beignes et de pâtés traditionnels. Les invités sur la
demande du père Montépel remplirent leurs verres et trinquèrent à la
santé des héros de la fête.
Le maître-d'école fit même un joli discours en réponse à cette santé, et

chacun fit honneur aux mets appétissants préparés par madame
Montépel, qui avait la réputation d'être la meilleure «fricoteuse» des
environs.
Après avoir bu et mangé copieusement, il est de rigueur dans les
réunions sociales, dans les campagnes du Canada français, que chacun
des convives raconte une anecdote, un récit, une histoire.
Pierre Montépel après avoir remercié les convives, prit la parole au
nom de ses camarades de voyage, et raconta les détails de leur
«hivernement» et de leur descente périlleuse dans les rapides de
l'Outaouais et du Saint-Laurent. Le jeune homme qui, comme nous
l'avons dit déjà, possédait les avantages d'une éducation assez soignée,
fit un récit varié, instructif et intéressant.
Chacun raconta ensuite une anecdote, et ceux qui ne surent pas remplir
cette partie du programme, furent forcés, bon gré, mal gré, de chanter
un couplet.
Quand arriva le tour du
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