de la cession du Canada à l'Angleterre, en 1763, son grand-père
qui était alors lieutenant dans une compagnie de milice volontaire, avait
été fait prisonnier à Longueuil par les troupes du général Amherst.
Le lieutenant Montépel avait été traité avec bonté par les officiers
anglais, pendant sa courte captivité, et lors de l'invasion américaine, en
1776, il s'était empressé de lever une nouvelle compagnie pour
défendre les droits de la couronne d'Angleterre, comme il avait défendu
jadis l'autorité du roi de France.
Cette fidélité au nouveau gouvernement, de la part des Montépel, avait
causé quelque mécontentement parmi les vieillards qui chérissaient
encore la mémoire de la domination française. Les jeunes gens, plus
violents, avaient prononcé les mots de traître et «d'anglais», ce qui
équivalait alors à une injure personnelle. Les caractères s'aigrirent de
part et d'autre et les Montépel se rangèrent, de dépit, sous la bannière
des rares partisans de l'Angleterre.
Ils avaient depuis fait cause commune avec le parti tory, et l'on disait
même tout bas, à Lavaltrie et à Lanoraie, que le père Jean-Louis avait
trahi les «patriotes» pendant la lutte glorieuse de 1837-1838.
Quoiqu'il en soit, il était certain que Jean-Louis Montépel avait été ce
que l'on appelait alors un «bureaucrate» enragé, et qu'il s'était opposé
de toutes ses forces au mouvement organisé par Louis-Joseph Papineau.
Son fils unique Pierre, né en 1844, après avoir fait l'apprentissage des
travaux de la ferme et avoir appris les rudiments de la grammaire
française sur les bancs de l'école du village, avait été envoyé au
séminaire de Montréal pour y compléter un cours d'études classiques.
Le jeune homme avait fait preuve de talents sérieux et le curé du village
ayant été consulté sur la question de le conduire au collège, avait
répondu:
--M. Montépel, Pierre est un brave garçon, au coeur généreux et à
l'intelligence vive. Donnez-lui les avantages d'une bonne éducation et
soyez certain qu'il fera plus tard l'orgueil de vos vieux jours.
Pierre avait donc pris la route de Montréal et avait suivi pendant deux
ans les cours du séminaire. Un incident assez simple en apparence,
avait cependant brisé sa carrière commencée sous de si beaux auspices.
Le jeune homme avait rencontré sur les bancs du séminaire une foule
de camarades aux âmes vives et aux sentiments patriotiques, qui lui
avaient parlé bien souvent, en termes chaleureux, des glorieux efforts
des patriotes de 1837. Pierre avait appris à honorer les noms des
martyrs de l'oligarchie anglaise et à maudire la mémoire de ceux qui les
avaient livrés à la vengeance implacable des tribunaux tories. Pierre en
un mot avait appris à détester les chouayens et à regretter la tutelle de la
mère-patrie. Il savait fort bien que son père ne partageait pas ses idées à
ce sujet, mais il se taisait devant le vieillard par respect filial, et il
prenait soin de ne jamais causer politique devant les amis de la famille.
Un jour vint, cependant, où le jeune homme, dans un moment d'oubli,
laissa échapper des paroles qui blessèrent les sentiments du père
Jean-Louis. Celui-ci tout étonné lui dit:
--Ah ça! mon fils! est-ce là ce que l'on t'enseigne sur les bancs du
collège de Montréal? Est-ce pour t'apprendre à mépriser les convictions
politiques de ton père, que je sacrifie ma fortune à te faire donner une
bonne éducation?
--Mon père, répondit Pierre, je n'aurais jamais volontairement fait
entendre ma voix pour critiquer vos idées, quelles qu'elles soient, mais
le hasard a voulu que vous apprissiez mes sentiments à cet égard, et
vous m'avez enseigné à être trop honnête homme, pour que je m'abaisse
à renier ma croyance politique. Vous paraissez vous plaindre des
sommes que vous avez dépensées pour moi. Soit, je comprends vos
hésitations. Dorénavant, je gagnerai moi-même mon pain. Dès
aujourd'hui, mon père, je vais m'occuper à chercher une situation qui
me permettra de pourvoir moi-même à mes besoins.
Le père Jean-Louis avait pleuré en secret de ce qu'il appelait
l'obstination de son fils, mais il était trop orgueilleux pour faire le
premier pas vers une réconciliation mutuelle.
Quinze jours plus tard, Pierre avait fait ses préparatifs de voyage; et
après avoir embrassé son père et sa mère, il leur annonça qu'il avait
décidé d'aller «hiverner dans les chantiers» avec quelques jeunes
hommes des environs.
La mère était presque folle de chagrin; le père lui-même voyait avec
peine cette brusque décision de son fils; mais l'orgueil avait encore joué
son rôle dans tout cela, et Pierre partit sans que son père lui accordât le
pardon de ce qu'il considérait comme un entêtement criminel.
Le canot s'éloigna du rivage. Les voyageurs, le coeur gros donnèrent le
premier coup d'aviron, et la légère embarcation, faisant tête au courant,
se dirigea vers Montréal. Quinze jours plus tard, on était à Bytown,
maintenant Ottawa, et quelques jours encore et les
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