Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 8

Albert Delpit
le savoir, vengé son frère et vengé sa
soeur! Philippe et Jean, c'était tout ce qui lui restait de sa famille.
Un des professeurs de l'École aperçut enfin le vieillard, courbé et brisé.
Il s'approcha de lui et lui demanda poliment s'il attendait quelqu'un.
--Oui, monsieur, j'attends mon fils.
--Philippe est un héros! continua le premier qui avait déjà parlé.
--Combien Kardigân en a-t-il descendu? dit le second.
Kardigân! Il ne s'était pas trompé.
--On ne sait pas, reprit la même voix. Il s'est trouvé avec Lothon au
Carrousel. Cela rappelait le 10 août, comme le raconte M. Thiers.
Quand nous avons brisé la grille des Tuileries, Kardigân s'est jeté, en
tête de la foule, sur les Suisses et y a fait une trouée. Puis nous sommes
entrés aux Tuileries où la bataille a recommencé de chambre en
chambre... C'était affreux. Sans Kardigân, qui a fait sauter la cervelle
d'un Suisse, j'étais tué net...
Aux premiers mots de celui qui parlait, le marquis avait frémi de joie,
en entendant faire l'éloge de son fils. Puis il reçut un choc terrible, en

comprenant que Philippe s'était battu contre le roi...
En entendant la phrase de l'élève, il bondit, et s'élança dans le groupe:
--Vous mentez! s'écria-t-il, mon fils n'est pas un traître! Vous mentez!
mon fils n'est pas un assassin! Il a tiré l'épée pour le roi, pour son roi: je
lui ai donné ma devise: Fidèle!
Au milieu de la stupeur générale, où jeta cette exclamation furieuse, un
jeune homme, très-beau de visage, de haute taille, à l'allure fière et
décidée, entra dans la cour. C'était Philippe de Kardigân.
--Allons, dit-il joyeusement, la bataille est finie... Vive la République!
Alors le vieux gentilhomme pâlit comme si on venait de le frapper au
visage. Il se redressa, et s'avançant vers son fils:
--Misérable! dit-il...

V
LE PÈRE ET LE FILS
Tous les assistants demeurèrent consternés. Ils comprirent qu'il allait se
passer quelque chose de solennel entre ce père et ce fils, mis ainsi face
à face...
Tous les deux sortaient de la fournaise: le vieillard et le jeune homme
avaient leurs habits déchirés par les mêmes balles, leurs visages
souillés par la même poussière.
Ils se regardaient...
Philippe de Kardigân s'était demandé souvent ce que dirait son père
quand il apprendrait que lui, vicomte de Kardigân, s'était mis du côté
du peuple.

Les élèves et les professeurs de l'École virent briller la croix de
Saint-Louis sur la poitrine du gentilhomme, et devinèrent la
signification de cette scène.
Comme ils voulaient discrètement se retirer, le marquis se tourna à
demi vers eux, pendant que Philippe restait muet, tremblant et le regard
baissé; puis étendant son bras vers le jeune homme:
--Moi, Huon-Anne, marquis de Kardigân, gentilhomme français, je
vous maudis, vous qui avez commis cette traîtrise et cette honte, étant
sorti de moi!
Un frisson traversa ces groupes d'hommes comme une houle puissante.
--Et maintenant que vous avez entendu la malédiction, messieurs,
sortez ou demeurez, peu m'importe: je pars.
--Mon père! s'écria Philippe d'une voix suppliante.
--Je ne suis pas votre père!...
--C'est moi qui vous implore, moi... votre fils... votre Philippe...
--Je ne vous connais plus!
Cette scène ne manquait pas d'une grandeur sauvage et poétique.
Le ciel, illuminé d'étoiles, brillait au-dessus des acteurs du drame
humain qui se jouait après le drame sanglant.
La lueur fumeuse des torches prêtait des reflets rougeâtres à ces têtes
impressionnées.
Philippe pleurait...
Les élèves et les professeurs se retirèrent.
Le père et le fils étaient seuls.

--Par pitié, monsieur, écoutez-moi, balbutia le jeune homme... Si vous
saviez!... Je vous aime et je vous respecte... mais la vie a ses
entraînements et ses volontés. Le serment que vous aviez fait à votre roi,
nul ne me l'a imposé...
--Assez!
--Oh! écoutez-moi!...
--Qu'auriez-vous à me dire? Vous êtes le seul félon qu'il y ait jamais eu
dans ma famille! Je vous ai enseigné l'honneur; qu'avez-vous fait de
votre honneur? Je vous ai enseigné la loyauté; qu'avez-vous fait de
votre loyauté? Vous les avez flétris, souillés, déshonorés, quand ils
n'étaient pas à vous, mais à ces aïeux dont vous venez, et vers qui je
retourne!
--Ah! vous êtes cruel! Vous m'avez envoyé à Paris... Est-ce ma faute à
moi si je n'ai pas vu la vérité où vous la voyez? si je crois à d'autres
dieux que ceux que vous adorez?... Mon père, je suis coupable peut-être,
mais je ne suis pas un félon! Rendez-moi votre estime, au moins, si
vous ne me pardonnez pas!
--Je vous ai maudit!
--Souvenez-vous de ma mère... de ma mère qui m'a porté dans ses
flancs! Je suis votre sang, comme je suis son sang, votre chair, comme
je suis sa chair... Faut-il que je me jette à vos genoux, que j'implore
mon pardon... Vous voyez, je pleure, mon père!...
Le marquis regardait
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