se
frayèrent un passage à travers des poitrines humaines.
Ces deux hommes étaient le marquis de Kardigân et Aubin Ploguen.
Un livre, publié en 1837, raconte ce fait unique.
Toute la journée, les Bretons s'étaient battus.
Quand ils eurent élevé un holocauste héroïque à ceux qui n'étaient plus,
M. de Kardigân se dirigea, toujours suivi d'Aubin, vers la caserne de la
Place, où les gardes-du-corps avaient leur poste.
Naturellement les gardes-du-corps étaient à Saint-Cloud avec le roi.
Pourtant on lui dit que M. le duc de Raguse, maréchal Marmont, ayant
envoyé à M. de Salis, colonel commandant les Suisses, son aide de
camp M. de Guise, M. de Salis avait expédié de son côté un officier des
gardes-du-corps au maréchal.
Cet officier devait coucher à la caserne, et ne repartir pour Saint-Cloud
que le lendemain au soir.
--Quel est son nom? demanda le marquis.
--Le baron de Kardigân.
C'était son fils en effet.
Le Breton laissa Aubin Ploguen à la caserne, avec ordre d'annoncer à
Jean son arrivée, mais de ne lui rien dire des deux catastrophes qui
venaient de fondre sur la famille.
Puis lui-même gagna l'École polytechnique.
Il n'y arriva qu'à une heure avancée.
--C'est le troisième de mes enfants que je vais voir, pensa le vieillard.
Vais-je le trouver mort comme les autres?
Il cherchait bien à se rassurer, en se disant que les élèves de l'École
n'avaient pu désobéir à l'ordre du ministre qui les consignait.
Mais il ne croyait plus qu'au malheur.
Son coeur se serra quand il entra dans la cour de l'École.
Elle paraissait vide; de temps à autre, un polytechnicien traversait le
préau en courant, les vêtements déchirés, l'oeil hagard.
Un groupe d'hommes causait vivement dans un coin.
Le marquis prêta l'oreille pour écouter ce qu'ils disaient.
--Il est mort? demandait une voix.
--Pas encore.
--Où a-t-il été blessé?
--D'un coup de baïonnette dans le ventre.
--Mais est-ce sûr?
--Très-sûr. C'est Charras et Lothon[1] qui ont apporté la nouvelle.
En entendant ces quelques mots, le gentilhomme frissonna dans tout
son être. Il fut obligé de se cramponner à la muraille pour ne pas
tomber.
Était-ce de son fils qu'on parlait? Allait-il perdre aussi celui-là, comme
il avait déjà perdu les autres? Philippe après Marianne, comme
Marianne après Louis!
La justice de Dieu a ses bornes, pourtant.
Il n'osa pas questionner...
Il est de ces questions qu'on n'ose pas faire, tant on redoute la réponse.
La cour de l'École, éclairée avec des torches, laissait quelques coins
dans l'ombre. Là, s'était réfugié M. de Kardigân.
Il y gagnait de n'être pas aperçu et de pouvoir entendre.
La conversation continuait.
--Comment les élèves ont-ils fait pour sortir?
--Le général a voulu s'y opposer, mais ils l'ont presque renversé.
--Est-ce le seul qui ait été tué?
--Jusqu'à présent, on n'a pas d'autres nouvelles.
Une demi-heure--un demi-siècle!--se passa, pendant laquelle le marquis
de Kardigân passa par toutes les angoisses, par toutes les tortures.
Enfin, il entendit bientôt un bruit de pas et des murmures à la porte de
l'École.
On apportait un mort sur une civière. Un manteau de cavalerie le
recouvrait entièrement; quatre soldats faisant partie des régiments qui
avaient trahi, la portaient.
Sur le chemin de cette civière, à travers la cour, ceux qui étaient là se
découvraient.
Livide, M. de Kardigân se leva en chancelant, et regarda ce manteau
qui cachait le visage du mort.
Puis il marcha vers la civière et l'enleva brusquement.
--Ah! ce n'est pas lui! dit-il.
Ce cadavre était celui de l'élève Vanneau.
Le père, si frappé, put encore trouver un peu de joie au fond de son
coeur.
Son fils était vivant, puisque nul autre que celui-là n'avait été tué.
De nouveau, les bruits de pas et les murmures recommencèrent.
Une vingtaine d'élèves rentraient, le fusil encore fumant sur l'épaule,
ayant cet aspect sombre de gens qui se sont battus toute une journée.
--Ah! j'aurai de ses nouvelles! murmura M. de Kardigân.
Ceux qui étaient déjà dans la cour serrèrent la main des nouveaux
venus.
Le Breton s'avançait déjà pour les questionner sur son fils, quand une
voix dit:
--Eh bien, où est Philippe?
--Il va venir, reprit une autre.
Philippe! Il devait y avoir plusieurs Philippe à l'École.
Pourquoi celui dont on prononçait le nom eût-il été le sien?
Néanmoins son coeur battit...
Tous ces jeunes gens venaient de faire cause commune avec la
rébellion. Mais, dans la loyauté suprême de son âme, le marquis croyait
qu'ils avaient lutté pour le roi.
Ce gentilhomme de grande race n'eût jamais supposé qu'un uniforme
français eût pactisé avec la révolution.
Aussi, rassuré sur son fils, il se félicitait en lui-même de ce qu'un de ses
enfants avait pu remplir son devoir sans être frappé.
Oh! quelle ivresse pour lui de serrer son Philippe dans ses bras, encore
chaud d'une lutte où il avait, sans
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.