Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 5

Albert Delpit
renoncer à ce projet.
Il dut passer par la place de la Bastille et prendre la ligne des
boulevards.
Le jour était levé.
Des flots de soleil inondaient les pavés rougis. Les mines résolues
annonçaient que le combat serait proche.
M. de Kardigân arriva rue de Varennes vers huit heures du matin
seulement.
L'hôtel où demeurait madame de Riom était déjà ouvert.

Il entra; des tentes élevées à la hâte encombraient la cour.
Sous ces tentes étaient couchés des blessés, que soignaient deux
femmes, la chanoinesse et sa nièce Marianne.
La jeune fille aperçut son père et jeta ce joli petit cri des fillettes de
dix-sept ans, qui rappelle le chant d'un oiseau. Le père ouvrit ses bras,
et elle vint s'y précipiter avec bonheur.
--O père, père chéri!
--Ma pauvre enfant!
Il y avait tant de douleur dans la voix du marquis, que Marianne,
ignorant l'arrivée de son père, la veille, prit cette douleur pour de
l'inquiétude.
--Rassurez-vous, dit-elle, mes frères sont tous sains et saufs...
Il frissonna.
--Louis a reçu une égratignure... Vous savez que je l'adore, mon
commandant!
Et elle riait, ne se doutant pas qu'elle perçait le coeur de M. de
Kardigân.
--Quant à Philippe, un ordre du ministre défend aux élèves de l'École
polytechnique de sortir.
--Et Jean?
--Il est venu nous voir hier au soir.
--Marianne, dit le père, votre frère Louis a été tué.
--Louis... tué!...
La jeune fille tressaillit violemment et chancela.

Mais c'était une vraie enfant de preux. Le ton rosé de sa figure fut
remplacé par une pâleur mate; un cercle noir se forma autour de ses
yeux.
Elle alla au fond de la cour de l'hôtel s'agenouiller devant une madone
en pierre, et pria.
--Oh! mon pauvre père, comme vous devez souffrir! s'écria-t-elle en se
relevant et en entourant de ses bras le cou du vieillard.
Elle ne pensait pas à sa souffrance à elle.
Cependant les heures marchaient.
M. de Kardigân, rassuré sur le compte de ses enfants, voulait retourner
à la Charité. Mais, au moment où il allait sortir de l'hôtel, une vive
fusillade éclata dans la rue de Varennes.
Le vieux Breton sentit l'odeur de la poudre et respira longuement,
comme un cheval de bataille.
Des soldats, enfermés dans la rue et bloqués par des insurgés trois fois
plus nombreux, se défendaient avec acharnement.
M. de Kardigân embrassa une dernière fois sa fille et se jeta dans la
lutte.
Un soldat frappé au front était tombé au milieu du trottoir, tenant
encore son fusil dans sa main crispée.
Il ramassa l'arme et se battit.
L'hôpital improvisé de la chanoinesse de Riom s'encombrait
rapidement.
La bataille devenait de plus en plus sanglante. A chaque instant on
apportait les blessés.
Il vint même un moment où il ne resta plus une seule place vide dans la

cour de l'hôtel.
Alors madame de Riom fit jeter des matelas dans la rue même, sur
lesquels on mettait les blessés.
Il y eut, pendant ces trois funèbres journées, bien des dévouements
ignorés, bien des sacrifices inconnus.
Mais, parmi ces dévouements et ces sacrifices, il faut compter ceux de
ces femmes qui n'hésitaient pas à braver la mort pour panser les
malheureux qui tombaient.
Marianne et sa tante allaient les relever sous la grêle des balles,
trouvant de bonnes paroles et de doux encouragements pour ces
infortunés.
Le père, entre deux coups de feu, contemplait sa fille avec orgueil.
Son sang parlait dans ce dévouement simple et sublime.
Les heures passaient rapides.
Tout à coup, celui qui dirigeait le mouvement des insurgés comprit qu'il
était temps d'achever l'écrasement de cette poignée d'hommes.
Des secours pouvaient leur arriver; il ordonna aux siens de faire une
attaque générale.
Dès lors, ce ne fut plus une bataille, mais un égorgement. L'histoire a
consacré le souvenir de quelques-unes des atrocités qui y furent
commises.
A mesure qu'ils conquéraient une maison, les insurgés y entraient et
poursuivaient à travers les étages les malheureux soldats.
C'est dans cette rue de Varennes qu'on jeta par les fenêtres du
cinquième étage des Suisses et des gardes-du-corps.
Au milieu de ce tourbillon de fer, Marianne et madame de Riom étaient

restées impassibles, continuant, sans reculer, leur oeuvre pieuse.
Tout à coup M. de Kardigân crut entendre sa fille jeter un cri déchirant.
Il se retourna et l'aperçut, les genoux sur le sol, pâle, presque livide.
Il se précipita en arrière, sans s'occuper des insurgés qui gagnaient du
terrain.
Marianne se releva péniblement; une balle venait de lui traverser le
bras.
Elle vint en chancelant se réfugier sur la poitrine de son père.
La fière héroïne redevenait femme: la douleur refaisait d'elle une
enfant.
--Père! père! je souffre, murmura-t-elle en laissant pencher son front
sur l'épaule du marquis.
Au même instant, à trente mètres de là, un insurgé parut à la fenêtre
d'une maison.
--Ah! les
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