s'avança près du lit, et s'agenouilla:
--Seigneur, dit-il, mon fils a rempli son devoir. Que ta volonté soit
faite!
Puis il déposa un long baiser sur le front du mort.
Mais cet homme énergique était atteint au plus profond de son être,
comme un arbre robuste auquel le bûcheron vient de porter un premier
coup de cognée.
Il resta anéanti dans sa douleur, les yeux fixés sur ce cadavre, se
rappelant sans doute combien de souhaits, combien d'espérances
avaient entouré celui qui gisait là, sur cet humble lit d'hôpital.
Il regardait ce mâle et fier visage, où la mort avait mis son empreinte
fatale, et dont les yeux, grands ouverts, immobiles, vitreux, ne
pouvaient plus le voir...
Alors il éclata en sanglots, et, saisissant la main du jeune homme,
l'embrassa à plusieurs reprises.
--Monsieur le marquis!... monsieur le marquis!... dit Aubin Ploguen
d'une voix suppliante et coupée par les larmes.
--J'embrasse la main qui a tenu l'épée! répliqua le vieillard avec un
sourire navrant.
La porte de la chambre s'ouvrit, un officier supérieur entra. C'était le
colonel du régiment de cuirassiers.
En apercevant M. de Kardigân, il sentit qu'il était en face du père.
--Monsieur, dit-il, le commandant de Kardigân est mort en héros.
Entouré d'assaillants, il a refusé de se rendre.
Le père ne dit qu'un mot, un mot qui pour lui résumait tous les devoirs
humains:
--Fidèle! murmura-t-il en regardant son fils aîné.
--Ma soeur, reprit-il, j'ai d'autres enfants, soldats eux aussi. Je veux les
voir; dans la nuit je reviendrai. C'est à moi de veiller mon enfant.
Aubin Ploguen fit un geste que le marquis comprit aussitôt.
--Oui... oui... reste!
Le serviteur s'assit au chevet du lit.
Le maître, lui, se tenait debout, les bras croisés, abîmé dans sa
souffrance. Il semblait qu'il n'eût pu s'arracher à ce douloureux
spectacle.
«L'homme qui souffre aime sa douleur,» a écrit un poëte.
--Monsieur, dit le colonel, j'ai mon coupé à la porte. Voulez-vous me
permettre de vous mener?
--Il est bien tard... n'importe!... Veuillez me conduire au couvent de la
Vierge, rue Saint-Paul, il me semble que cela me fera du bien
d'embrasser ma fille...
En effet, la nuit était fort avancée. Mais M. de Kardigân voulait faire
éveiller sa fille, sa Marianne chérie.
Cette dernière enfant était sa préférée, autant qu'un père peut avoir de
préféré. En naissant, elle avait coûté la vie à sa femme, qu'il adorait.
On s'attache aux siens en raison des douleurs qu'ils vous causent.
Pendant que la voiture marchait lentement à travers les rues barricadées,
le vieux Breton pleurait, la tête entre ses mains.
--Pauvre Marianne! comme elle sera malheureuse! pensait-il.
Le colonel souffrait de la souffrance de ce père frappé si
douloureusement. Ah! si ceux qui font les guerres civiles savaient les
deuils qu'ils jettent et les coeurs qu'ils brisent!
La voiture s'arrêta rue Saint-Paul.
Le couvent de la Vierge dressait sa muraille grise dans l'ombre.
--Adieu, monsieur le marquis! dit le colonel d'une voix triste.
--Ah! c'est la première fois que les baisers de ma fille ne pourront me
consoler! murmura le gentilhomme en hochant sa tête blanchie...
III
LA SECONDE JOURNÉE
Quand, le matin, avaient retenti les premiers coups de fusil, beaucoup
de familles s'étaient effrayées à la pensée de voir leurs filles exposées à
la révolution.
En effet, le couvent de la Vierge est situé rue Saint-Paul, au milieu de
la fournaise.
Les mères s'étaient donc empressées de retirer les pauvres enfants et de
les emmener chez elles.
Marianne de Kardigân alla chez une de ses tantes, la chanoinesse de
Riom.
Aussi, quand le marquis la demanda au parloir, il lui fut répondu que
depuis le matin elle n'était plus au couvent.
La nuit était trop avancée pour que le gentilhomme pût se rendre chez
madame de Riom; et, en même temps, le jour trop proche pour qu'il ne
dût pas se résoudre à ne pas retourner à l'hôpital de la Charité.
En effet, la circulation devenait de plus en plus difficile dans Paris.
Les barricades sortaient de terre par enchantement; et les insurgés,
comme s'ils eussent pressenti leur victoire, commençaient à interroger
les passants, retenant ceux qui n'étaient pas de leur bord.
Néanmoins M. de Kardigân se dirigea vers la rue de Varennes, en
quittant le couvent de la Vierge.
Des hommes armés montaient la garde au bout de chaque rue.
La lutte s'annonçait comme devant être plus acharnée que celle de la
veille.
Mais nul ne songea à arrêter ce vieillard encore droit et ferme, malgré
son coeur brisé, qui portait sur ses traits dévastés tout un poëme de
désespoir.
Le marquis marchait, l'oeil fixe, la pensée immobile, comme ces
Indiens concentrés dans une même idée.
Il voulut d'abord remonter la rue Saint-Paul, gagner la rue du Loir et
suivre le bord de la Seine.
Mais il lui fallut
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.