Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 3

Albert Delpit
blessés, chacun de leur côté, sans s'occuper de
savoir s'ils portaient un pantalon rouge, une blouse ou un paletot.
Il sortait de la grande ville, accroupie dans le sang, ce grondement
sourd, semblable aux rumeurs d'une colossale ruche d'abeilles; mais on
sentait planer sur ces murailles silencieuses ce je ne sais quoi de
lugubre que donnent les guerres civiles.
Aubin Ploguen avait enveloppé son bras, soigneusement pansé, dans un
foulard attaché à son cou. Sa blessure l'inquiétait à peu près autant
qu'une piqûre d'épingle.
Sombre, M. de Kardigân marchait dans la rue, les yeux sur le sol, où la
lutte de la journée se lisait en lettres rouges. Il avait vu le 10 août
auquel il avait échappé par miracle, et devinait que la royauté allait
subir une rude secousse.
--Souffres-tu, mon gars, demanda-t-il à son serviteur.
--De quoi? monsieur le marquis.
--De ta blessure.
--Oh! non!
--Alors pressons le pas, je veux embrasser mes trois fils. Je suis sûr que
chacun d'eux, aujourd'hui, aura fait son devoir.
Le lecteur a déjà compris que le vieux Breton était une de ces natures
loyales, en qui la fidélité marche de pair avec la naissance. En 90, il

était accouru à Paris se battre. Après l'assassinat de Louis XVI, il se
refusa à émigrer, et gagna le Bocage, où il chouanna jusqu'au consulat.
Pendant l'empire, il resta dans son château, élevant ses enfants jusqu'à
l'âge de dix ans, et les envoyant ensuite à Paris, pour leur faire achever
leur éducation.
Quand vint la première Restauration, il alla saluer le Roi et revint à
Kardigân, n'ayant rien demandé.
Après le retour de l'île d'Elbe, il partit pour Gand. En 1815, il reçut la
croix de Saint-Louis, sans l'avoir sollicitée.
Puis, pendant les quinze années de la Restauration, il demeura enfermé
dans ses terres, agrandissant toujours sa fortune par l'agriculture et le
travail.
Intelligent, bon et doux, la devise de sa maison achevait de le peindre.
Cette devise se composait d'un seul mot: Fidèle! il est vrai que ce
mot-là en vaut bien d'autres! Aussi avait-il ressenti une amère
souffrance en assistant, dès son arrivée à Paris, au prélude d'une
révolution.
* * * * *
Les deux hommes marchaient vite: le père avait hâte d'arriver auprès de
ses enfants.
Une voiture passait; le marquis l'arrêta.
--A la caserne Babylone! dit-il.
Le régiment de son fils aîné y tenait garnison.
Il fallut une heure au cocher pour conduire le fiacre rue de Babylone.
Paris se faisait désert.
Cependant, par intervalles, on voyait passer, muettes et tristes, de
longues files de soldats, sac au dos.

En entrant dans la caserne, le marquis la trouva vide. On lui dit que le
régiment, replié sur l'Arc-de-Triomphe, camperait probablement sur
l'avenue de Neuilly ou aux Champs-Elysées.
Les cuirassiers de la garde, où le comte de Kardigân était chef
d'escadron, s'étaient battus toute la journée.
Malgré sa force d'âme, le père frissonna, si le Breton resta impassible:
il songea qu'il avait trois fils, soldats tous les trois...
De la rue de Babylone à l'Arc-de-Triomphe, il fallut encore une heure.
Enfin, ils arrivèrent.
En effet, les cuirassiers campaient sur l'avenue de Neuilly.
--Savez-vous où est le commandant de Kardigân? demanda le vieillard
à un soldat qui passait.
--Il est blessé, monsieur.
--Blessé!
--Oh! peu de chose, m'a-t-on dit.
Le marquis respira.
Son coeur était impressionné par de si tristes pressentiments qu'il
craignait un malheur.
--Où l'a-t-on transporté?
--A l'hôpital de la Charité.
Il fallut reprendre encore ce terrible voyage au milieu de la ville. Enfin,
au bout de la troisième heure, la voiture s'arrêta, rue Jacob, devant la
Charité. Une religieuse guida le marquis à travers une longue suite de
dortoirs.

A la porte d'une chambre, elle s'arrêta.
--Entrez, monsieur, dit-elle.
Pauvre père!
Le comte Louis de Kardigân était blessé à mort: il avait reçu une balle
en pleine poitrine; l'agonie était proche.
--Louis! Louis! s'écria le marquis, qui croyait que son fils était peu
dangereusement blessé.
Le jeune homme resta immobile à cette voix qu'il avait tant aimée.
--Hélas! monsieur, répondit la soeur qui veillait au chevet de l'officier,
il ne peut plus nous entendre.
--Il ne peut plus!...
Le vieillard ne comprenait pas encore. Il est de ces vérités auxquelles il
est si épouvantable de croire!
--Il dort? demanda-t-il tout bas, comme s'il eût craint d'éveiller le
blessé.
Aubin Ploguen avait compris, lui, et pleurait silencieusement.
Au même instant, le jeune homme eut un brusque tressaillement. Il se
dressa à demi sur sa couche sanglante, puis il retomba immobile, déjà
glacé.
La religieuse fit un long signe de croix, comme pour accompagner
d'une prière cette âme que Dieu venait de rappeler à lui.
--Oui, il dort, reprit-elle... pour toujours!
--Dieu! mon enfant! mon enf...!
Le père chancela.

Aubin Ploguen le retint dans ses bras.
M. de Kardigân releva bientôt la tête.
Il
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