Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 7

Albert Delpit
cramponner à la muraille pour ne pas tomber.
était-ce de son fils qu'on parlait? Allait-il perdre aussi celui-là, comme il avait déjà perdu les autres? Philippe après Marianne, comme Marianne après Louis!
La justice de Dieu a ses bornes, pourtant.
Il n'osa pas questionner...
Il est de ces questions qu'on n'ose pas faire, tant on redoute la réponse.
La cour de l'école, éclairée avec des torches, laissait quelques coins dans l'ombre. Là, s'était réfugié M. de Kardigan.
Il y gagnait de n'être pas aper?u et de pouvoir entendre.
La conversation continuait.
--Comment les élèves ont-ils fait pour sortir?
--Le général a voulu s'y opposer, mais ils l'ont presque renversé.
--Est-ce le seul qui ait été tué?
--Jusqu'à présent, on n'a pas d'autres nouvelles.
Une demi-heure--un demi-siècle!--se passa, pendant laquelle le marquis de Kardigan passa par toutes les angoisses, par toutes les tortures.
Enfin, il entendit bient?t un bruit de pas et des murmures à la porte de l'école.
On apportait un mort sur une civière. Un manteau de cavalerie le recouvrait entièrement; quatre soldats faisant partie des régiments qui avaient trahi, la portaient.
Sur le chemin de cette civière, à travers la cour, ceux qui étaient là se découvraient.
Livide, M. de Kardigan se leva en chancelant, et regarda ce manteau qui cachait le visage du mort.
Puis il marcha vers la civière et l'enleva brusquement.
--Ah! ce n'est pas lui! dit-il.
Ce cadavre était celui de l'élève Vanneau.
Le père, si frappé, put encore trouver un peu de joie au fond de son coeur.
Son fils était vivant, puisque nul autre que celui-là n'avait été tué.
De nouveau, les bruits de pas et les murmures recommencèrent.
Une vingtaine d'élèves rentraient, le fusil encore fumant sur l'épaule, ayant cet aspect sombre de gens qui se sont battus toute une journée.
--Ah! j'aurai de ses nouvelles! murmura M. de Kardigan.
Ceux qui étaient déjà dans la cour serrèrent la main des nouveaux venus.
Le Breton s'avan?ait déjà pour les questionner sur son fils, quand une voix dit:
--Eh bien, où est Philippe?
--Il va venir, reprit une autre.
Philippe! Il devait y avoir plusieurs Philippe à l'école.
Pourquoi celui dont on pronon?ait le nom e?t-il été le sien?
Néanmoins son coeur battit...
Tous ces jeunes gens venaient de faire cause commune avec la rébellion. Mais, dans la loyauté suprême de son ame, le marquis croyait qu'ils avaient lutté pour le roi.
Ce gentilhomme de grande race n'e?t jamais supposé qu'un uniforme fran?ais e?t pactisé avec la révolution.
Aussi, rassuré sur son fils, il se félicitait en lui-même de ce qu'un de ses enfants avait pu remplir son devoir sans être frappé.
Oh! quelle ivresse pour lui de serrer son Philippe dans ses bras, encore chaud d'une lutte où il avait, sans le savoir, vengé son frère et vengé sa soeur! Philippe et Jean, c'était tout ce qui lui restait de sa famille.
Un des professeurs de l'école aper?ut enfin le vieillard, courbé et brisé. Il s'approcha de lui et lui demanda poliment s'il attendait quelqu'un.
--Oui, monsieur, j'attends mon fils.
--Philippe est un héros! continua le premier qui avait déjà parlé.
--Combien Kardigan en a-t-il descendu? dit le second.
Kardigan! Il ne s'était pas trompé.
--On ne sait pas, reprit la même voix. Il s'est trouvé avec Lothon au Carrousel. Cela rappelait le 10 ao?t, comme le raconte M. Thiers. Quand nous avons brisé la grille des Tuileries, Kardigan s'est jeté, en tête de la foule, sur les Suisses et y a fait une trouée. Puis nous sommes entrés aux Tuileries où la bataille a recommencé de chambre en chambre... C'était affreux. Sans Kardigan, qui a fait sauter la cervelle d'un Suisse, j'étais tué net...
Aux premiers mots de celui qui parlait, le marquis avait frémi de joie, en entendant faire l'éloge de son fils. Puis il re?ut un choc terrible, en comprenant que Philippe s'était battu contre le roi...
En entendant la phrase de l'élève, il bondit, et s'élan?a dans le groupe:
--Vous mentez! s'écria-t-il, mon fils n'est pas un tra?tre! Vous mentez! mon fils n'est pas un assassin! Il a tiré l'épée pour le roi, pour son roi: je lui ai donné ma devise: Fidèle!
Au milieu de la stupeur générale, où jeta cette exclamation furieuse, un jeune homme, très-beau de visage, de haute taille, à l'allure fière et décidée, entra dans la cour. C'était Philippe de Kardigan.
--Allons, dit-il joyeusement, la bataille est finie... Vive la République!
Alors le vieux gentilhomme palit comme si on venait de le frapper au visage. Il se redressa, et s'avan?ant vers son fils:
--Misérable! dit-il...

V
LE PèRE ET LE FILS
Tous les assistants demeurèrent consternés. Ils comprirent qu'il allait se passer quelque chose de solennel entre ce père et ce fils, mis ainsi face à face...
Tous les deux sortaient de la fournaise: le vieillard et le jeune homme avaient leurs habits déchirés par les mêmes balles, leurs visages souillés par la même poussière.
Ils se regardaient...
Philippe de Kardigan s'était demandé souvent ce que dirait son père quand il apprendrait que lui, vicomte de Kardigan, s'était mis du c?té du peuple.
Les élèves et les
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