Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 8

Albert Delpit
professeurs de l'école virent briller la croix de Saint-Louis sur la poitrine du gentilhomme, et devinèrent la signification de cette scène.
Comme ils voulaient discrètement se retirer, le marquis se tourna à demi vers eux, pendant que Philippe restait muet, tremblant et le regard baissé; puis étendant son bras vers le jeune homme:
--Moi, Huon-Anne, marquis de Kardigan, gentilhomme fran?ais, je vous maudis, vous qui avez commis cette tra?trise et cette honte, étant sorti de moi!
Un frisson traversa ces groupes d'hommes comme une houle puissante.
--Et maintenant que vous avez entendu la malédiction, messieurs, sortez ou demeurez, peu m'importe: je pars.
--Mon père! s'écria Philippe d'une voix suppliante.
--Je ne suis pas votre père!...
--C'est moi qui vous implore, moi... votre fils... votre Philippe...
--Je ne vous connais plus!
Cette scène ne manquait pas d'une grandeur sauvage et poétique.
Le ciel, illuminé d'étoiles, brillait au-dessus des acteurs du drame humain qui se jouait après le drame sanglant.
La lueur fumeuse des torches prêtait des reflets rougeatres à ces têtes impressionnées.
Philippe pleurait...
Les élèves et les professeurs se retirèrent.
Le père et le fils étaient seuls.
--Par pitié, monsieur, écoutez-moi, balbutia le jeune homme... Si vous saviez!... Je vous aime et je vous respecte... mais la vie a ses entra?nements et ses volontés. Le serment que vous aviez fait à votre roi, nul ne me l'a imposé...
--Assez!
--Oh! écoutez-moi!...
--Qu'auriez-vous à me dire? Vous êtes le seul félon qu'il y ait jamais eu dans ma famille! Je vous ai enseigné l'honneur; qu'avez-vous fait de votre honneur? Je vous ai enseigné la loyauté; qu'avez-vous fait de votre loyauté? Vous les avez flétris, souillés, déshonorés, quand ils n'étaient pas à vous, mais à ces a?eux dont vous venez, et vers qui je retourne!
--Ah! vous êtes cruel! Vous m'avez envoyé à Paris... Est-ce ma faute à moi si je n'ai pas vu la vérité où vous la voyez? si je crois à d'autres dieux que ceux que vous adorez?... Mon père, je suis coupable peut-être, mais je ne suis pas un félon! Rendez-moi votre estime, au moins, si vous ne me pardonnez pas!
--Je vous ai maudit!
--Souvenez-vous de ma mère... de ma mère qui m'a porté dans ses flancs! Je suis votre sang, comme je suis son sang, votre chair, comme je suis sa chair... Faut-il que je me jette à vos genoux, que j'implore mon pardon... Vous voyez, je pleure, mon père!...
Le marquis regardait son enfant.
Un violent combat se livrait dans son ame. Cet homme éprouvé par des tortures si diverses, fléchissait sous le poids de tant de souffrances.
Philippe le vit palir et chanceler.
Il crut que son père cédait et pardonnait.
--Demandez-moi tout, continua le jeune homme d'une voix tremblante, tout, excepté l'abjuration de mes croyances, et je vous jure que j'obéirai!... Aujourd'hui, mon père, je ne crois plus aux vérités que vous m'avez enseignées... Si vous aviez été là, je vous aurais tout avoué: le mensonge me révolte vous le savez bien!
M. de Kardigan découvrit son visage qu'un moment il avait caché de ses mains.
--Répondez-moi. Vous vous êtes battu?
--Mon père...
--Je veux que vous m'appreniez tout vous-même. Vous vous êtes battu?
--Oui, monsieur.
--Contre votre roi?
--Oui, monsieur.
--Vous avez tué quelques-uns de ses défenseurs?
--Oui, monsieur.
Philippe trembla, en pronon?ant cette réponse pour la troisième fois.
--Eh bien, parmi ces défenseurs se trouvaient vos deux frères. Votre soeur, elle, s'est fait soldat! Soldat de l'héro?sme et de la charité. Que me répondriez-vous si je vous disais: On a tué ton frère!
--Je répondrais: Je vais venger mon frère!
--Et si je vous disais: On a tué ta soeur!
--Je répondrais: Je vais venger ma soeur!
--Ah! vous me répondriez cela, monsieur! Alors écoutez-moi. Ces hommes, dont vous étiez, ces hommes qui sont vos compagnons, vos amis, vos alliés, ont tué votre frère Louis, ont tué votre soeur Marianne!
--Louis!... Marianne!...
--Vengez-les donc, maintenant, si vous pouvez!
Philippe tomba à genoux sur le sol.
Il sanglotait.
Enfin, il embrassa les genoux du vieillard:
--Mon père, dites-moi que ce n'est pas vrai! Mon père, dites-moi que cette chose terrible n'a pas eu lieu... mon père!... Oh! mon Dieu!...
--Depuis quand m'a-t-on vu mentir, moi? Laissez-moi passer: je n'ai plus rien à faire ici, maintenant!
--Jean... Oh! parlez-moi de Jean...
--Il vit... Adieu!
--Non, ne partez pas encore... ne me quittez pas ainsi, désespéré, anéanti...
--Adieu!
--Il ne vous reste que deux de vos quatre enfants, et vous me tuez!
--Vous vous trompez, monsieur. Il ne m'en reste plus qu'un...
--Je serai donc à jamais chassé de votre coeur, moi, l'a?né de la maison!
M. de Kardigan s'avan?ait déjà vers la porte du préau. A cette phrase de son fils, il s'arrêta et revint vers lui.
--Vous avez bien fait de dire ce mot. J'allais oublier. Vous, l'a?né de ma race! Jamais! Je préférerais briser mon écusson et en arracher ma devise! Demain, vous m'écrirez que vous renoncez à votre droit d'a?nesse. Je ne veux pas que le marquis de Kardigan soit un tra?tre à sa famille et à son roi!
Philippe redressa son front et répondit d'une voix douce,
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