entra. C'était le colonel du régiment de cuirassiers.
En apercevant M. de Kardigan, il sentit qu'il était en face du père.
--Monsieur, dit-il, le commandant de Kardigan est mort en héros. Entouré d'assaillants, il a refusé de se rendre.
Le père ne dit qu'un mot, un mot qui pour lui résumait tous les devoirs humains:
--Fidèle! murmura-t-il en regardant son fils a?né.
--Ma soeur, reprit-il, j'ai d'autres enfants, soldats eux aussi. Je veux les voir; dans la nuit je reviendrai. C'est à moi de veiller mon enfant.
Aubin Ploguen fit un geste que le marquis comprit aussit?t.
--Oui... oui... reste!
Le serviteur s'assit au chevet du lit.
Le ma?tre, lui, se tenait debout, les bras croisés, ab?mé dans sa souffrance. Il semblait qu'il n'e?t pu s'arracher à ce douloureux spectacle.
?L'homme qui souffre aime sa douleur,? a écrit un po?te.
--Monsieur, dit le colonel, j'ai mon coupé à la porte. Voulez-vous me permettre de vous mener?
--Il est bien tard... n'importe!... Veuillez me conduire au couvent de la Vierge, rue Saint-Paul, il me semble que cela me fera du bien d'embrasser ma fille...
En effet, la nuit était fort avancée. Mais M. de Kardigan voulait faire éveiller sa fille, sa Marianne chérie.
Cette dernière enfant était sa préférée, autant qu'un père peut avoir de préféré. En naissant, elle avait co?té la vie à sa femme, qu'il adorait.
On s'attache aux siens en raison des douleurs qu'ils vous causent.
Pendant que la voiture marchait lentement à travers les rues barricadées, le vieux Breton pleurait, la tête entre ses mains.
--Pauvre Marianne! comme elle sera malheureuse! pensait-il.
Le colonel souffrait de la souffrance de ce père frappé si douloureusement. Ah! si ceux qui font les guerres civiles savaient les deuils qu'ils jettent et les coeurs qu'ils brisent!
La voiture s'arrêta rue Saint-Paul.
Le couvent de la Vierge dressait sa muraille grise dans l'ombre.
--Adieu, monsieur le marquis! dit le colonel d'une voix triste.
--Ah! c'est la première fois que les baisers de ma fille ne pourront me consoler! murmura le gentilhomme en hochant sa tête blanchie...
III
LA SECONDE JOURNéE
Quand, le matin, avaient retenti les premiers coups de fusil, beaucoup de familles s'étaient effrayées à la pensée de voir leurs filles exposées à la révolution.
En effet, le couvent de la Vierge est situé rue Saint-Paul, au milieu de la fournaise.
Les mères s'étaient donc empressées de retirer les pauvres enfants et de les emmener chez elles.
Marianne de Kardigan alla chez une de ses tantes, la chanoinesse de Riom.
Aussi, quand le marquis la demanda au parloir, il lui fut répondu que depuis le matin elle n'était plus au couvent.
La nuit était trop avancée pour que le gentilhomme p?t se rendre chez madame de Riom; et, en même temps, le jour trop proche pour qu'il ne d?t pas se résoudre à ne pas retourner à l'h?pital de la Charité.
En effet, la circulation devenait de plus en plus difficile dans Paris.
Les barricades sortaient de terre par enchantement; et les insurgés, comme s'ils eussent pressenti leur victoire, commen?aient à interroger les passants, retenant ceux qui n'étaient pas de leur bord.
Néanmoins M. de Kardigan se dirigea vers la rue de Varennes, en quittant le couvent de la Vierge.
Des hommes armés montaient la garde au bout de chaque rue.
La lutte s'annon?ait comme devant être plus acharnée que celle de la veille.
Mais nul ne songea à arrêter ce vieillard encore droit et ferme, malgré son coeur brisé, qui portait sur ses traits dévastés tout un po?me de désespoir.
Le marquis marchait, l'oeil fixe, la pensée immobile, comme ces Indiens concentrés dans une même idée.
Il voulut d'abord remonter la rue Saint-Paul, gagner la rue du Loir et suivre le bord de la Seine.
Mais il lui fallut renoncer à ce projet.
Il dut passer par la place de la Bastille et prendre la ligne des boulevards.
Le jour était levé.
Des flots de soleil inondaient les pavés rougis. Les mines résolues annon?aient que le combat serait proche.
M. de Kardigan arriva rue de Varennes vers huit heures du matin seulement.
L'h?tel où demeurait madame de Riom était déjà ouvert.
Il entra; des tentes élevées à la hate encombraient la cour.
Sous ces tentes étaient couchés des blessés, que soignaient deux femmes, la chanoinesse et sa nièce Marianne.
La jeune fille aper?ut son père et jeta ce joli petit cri des fillettes de dix-sept ans, qui rappelle le chant d'un oiseau. Le père ouvrit ses bras, et elle vint s'y précipiter avec bonheur.
--O père, père chéri!
--Ma pauvre enfant!
Il y avait tant de douleur dans la voix du marquis, que Marianne, ignorant l'arrivée de son père, la veille, prit cette douleur pour de l'inquiétude.
--Rassurez-vous, dit-elle, mes frères sont tous sains et saufs...
Il frissonna.
--Louis a re?u une égratignure... Vous savez que je l'adore, mon commandant!
Et elle riait, ne se doutant pas qu'elle per?ait le coeur de M. de Kardigan.
--Quant à Philippe, un ordre du ministre défend aux élèves de l'école polytechnique de sortir.
--Et Jean?
--Il est venu nous voir hier au soir.
--Marianne, dit le père, votre frère Louis a
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