Jean-nu-pieds, Vol. I | Page 3

Albert Delpit
avait échappé par miracle, et devinait que la royauté allait subir une rude secousse.
--Souffres-tu, mon gars, demanda-t-il à son serviteur.
--De quoi? monsieur le marquis.
--De ta blessure.
--Oh! non!
--Alors pressons le pas, je veux embrasser mes trois fils. Je suis s?r que chacun d'eux, aujourd'hui, aura fait son devoir.
Le lecteur a déjà compris que le vieux Breton était une de ces natures loyales, en qui la fidélité marche de pair avec la naissance. En 90, il était accouru à Paris se battre. Après l'assassinat de Louis XVI, il se refusa à émigrer, et gagna le Bocage, où il chouanna jusqu'au consulat. Pendant l'empire, il resta dans son chateau, élevant ses enfants jusqu'à l'age de dix ans, et les envoyant ensuite à Paris, pour leur faire achever leur éducation.
Quand vint la première Restauration, il alla saluer le Roi et revint à Kardigan, n'ayant rien demandé.
Après le retour de l'?le d'Elbe, il partit pour Gand. En 1815, il re?ut la croix de Saint-Louis, sans l'avoir sollicitée.
Puis, pendant les quinze années de la Restauration, il demeura enfermé dans ses terres, agrandissant toujours sa fortune par l'agriculture et le travail.
Intelligent, bon et doux, la devise de sa maison achevait de le peindre. Cette devise se composait d'un seul mot: Fidèle! il est vrai que ce mot-là en vaut bien d'autres! Aussi avait-il ressenti une amère souffrance en assistant, dès son arrivée à Paris, au prélude d'une révolution.
* * * * *
Les deux hommes marchaient vite: le père avait hate d'arriver auprès de ses enfants.
Une voiture passait; le marquis l'arrêta.
--A la caserne Babylone! dit-il.
Le régiment de son fils a?né y tenait garnison.
Il fallut une heure au cocher pour conduire le fiacre rue de Babylone.
Paris se faisait désert.
Cependant, par intervalles, on voyait passer, muettes et tristes, de longues files de soldats, sac au dos.
En entrant dans la caserne, le marquis la trouva vide. On lui dit que le régiment, replié sur l'Arc-de-Triomphe, camperait probablement sur l'avenue de Neuilly ou aux Champs-Elysées.
Les cuirassiers de la garde, où le comte de Kardigan était chef d'escadron, s'étaient battus toute la journée.
Malgré sa force d'ame, le père frissonna, si le Breton resta impassible: il songea qu'il avait trois fils, soldats tous les trois...
De la rue de Babylone à l'Arc-de-Triomphe, il fallut encore une heure.
Enfin, ils arrivèrent.
En effet, les cuirassiers campaient sur l'avenue de Neuilly.
--Savez-vous où est le commandant de Kardigan? demanda le vieillard à un soldat qui passait.
--Il est blessé, monsieur.
--Blessé!
--Oh! peu de chose, m'a-t-on dit.
Le marquis respira.
Son coeur était impressionné par de si tristes pressentiments qu'il craignait un malheur.
--Où l'a-t-on transporté?
--A l'h?pital de la Charité.
Il fallut reprendre encore ce terrible voyage au milieu de la ville. Enfin, au bout de la troisième heure, la voiture s'arrêta, rue Jacob, devant la Charité. Une religieuse guida le marquis à travers une longue suite de dortoirs.
A la porte d'une chambre, elle s'arrêta.
--Entrez, monsieur, dit-elle.
Pauvre père!
Le comte Louis de Kardigan était blessé à mort: il avait re?u une balle en pleine poitrine; l'agonie était proche.
--Louis! Louis! s'écria le marquis, qui croyait que son fils était peu dangereusement blessé.
Le jeune homme resta immobile à cette voix qu'il avait tant aimée.
--Hélas! monsieur, répondit la soeur qui veillait au chevet de l'officier, il ne peut plus nous entendre.
--Il ne peut plus!...
Le vieillard ne comprenait pas encore. Il est de ces vérités auxquelles il est si épouvantable de croire!
--Il dort? demanda-t-il tout bas, comme s'il e?t craint d'éveiller le blessé.
Aubin Ploguen avait compris, lui, et pleurait silencieusement.
Au même instant, le jeune homme eut un brusque tressaillement. Il se dressa à demi sur sa couche sanglante, puis il retomba immobile, déjà glacé.
La religieuse fit un long signe de croix, comme pour accompagner d'une prière cette ame que Dieu venait de rappeler à lui.
--Oui, il dort, reprit-elle... pour toujours!
--Dieu! mon enfant! mon enf...!
Le père chancela.
Aubin Ploguen le retint dans ses bras.
M. de Kardigan releva bient?t la tête.
Il s'avan?a près du lit, et s'agenouilla:
--Seigneur, dit-il, mon fils a rempli son devoir. Que ta volonté soit faite!
Puis il déposa un long baiser sur le front du mort.
Mais cet homme énergique était atteint au plus profond de son être, comme un arbre robuste auquel le b?cheron vient de porter un premier coup de cognée.
Il resta anéanti dans sa douleur, les yeux fixés sur ce cadavre, se rappelant sans doute combien de souhaits, combien d'espérances avaient entouré celui qui gisait là, sur cet humble lit d'h?pital.
Il regardait ce male et fier visage, où la mort avait mis son empreinte fatale, et dont les yeux, grands ouverts, immobiles, vitreux, ne pouvaient plus le voir...
Alors il éclata en sanglots, et, saisissant la main du jeune homme, l'embrassa à plusieurs reprises.
--Monsieur le marquis!... monsieur le marquis!... dit Aubin Ploguen d'une voix suppliante et coupée par les larmes.
--J'embrasse la main qui a tenu l'épée! répliqua le vieillard avec un sourire navrant.
La porte de la chambre s'ouvrit, un officier supérieur
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