vous enverrai Aubin pour la soutenir pendant la messe!
Si j'ajoute que le serviteur adorait son ma?tre, et les enfants de son ma?tre, avec l'admirable solidité des coeurs dévoués, le lecteur le conna?tra aussi bien que nous.
Il n'avait qu'un défaut, c'était de dire souvent après ses réponses:
--C'est mon opinion!
Cependant, malgré l'étouffante chaleur qu'il faisait ce jour-là, sur la grande route, entre Ablon et Paris, les deux cavaliers pressaient leurs montures. On sentait qu'ils avaient hate d'arriver.
A trois heures de l'après-midi, ils approchaient des murs de la capitale. Il y avait bien dans l'air de sourdes rumeurs, mais le ma?tre et le serviteur ne s'apercevaient de rien.
Ils étaient tout entiers à leur causerie.
--Aubin, mon gars, mon fils Louis est bien beau!
--Et M. Jean? monsieur le marquis.
--Tu aimes mieux Jean. C'est ton préféré, avoue-le.
--Non, mais... c'est mon opinion.
--Chère Marianne! Quel bonheur ce sera de la ramener à Kardigan. J'ai hate de voir mon Philippe.
--M. le vicomte est tout le portrait de monsieur le marquis.
--Oui, mais Jean est celui de sa pauvre mère. Crois-tu qu'ils s'attendent à me voir?
Avant qu'Aubin ait pu répondre, une formidable rumeur traversa l'air et vint frapper les oreilles des voyageurs.
--As-tu entendu, Aubin? demanda le marquis.
--Oui, monsieur.
Mais comme le vieillard parlait de ses enfants, il devint indifférent aux choses extérieures.
Cependant il devait évidemment se passer quelque chose dans Paris.
--Chers enfants! murmura M. de Kardigan, je sens mon coeur battre à la pensée de les serrer dans mes bras! Sais-tu que voilà cinq ans que je ne les ai vus! Le service du roi avant tout. Ils seront heureux, n'ayant pas, comme moi, à vivre dans des temps de tourmente et de folie!...
Une larme glissa sur la joue ridée du marquis. Mais il se redressa sur son cheval, comme s'il avait honte de ce moment de faiblesse.
--Allons! un temps de galop, Aubin, mon gars; nous les reverrons plus t?t!
Les deux chevaux, vigoureusement éperonnés, franchirent un kilomètre avec la rapidité de l'éclair.
Tout à coup M. de Kardigan entendit à l'horizon un crépitement sourd et continu.
--Holà, Aubin! écoute-moi cette musique-là, dit-il. Est-ce qu'on ne dirait pas d'une fusillade?
--C'est mon opinion, monsieur le marquis.
--Plus vite, alors, plus vite!
Les deux cavaliers se lancèrent à fond de train dans la direction de Paris.
Bient?t, la route présenta un aspect lugubre et terrible: on voyait passer des blessés sur des civières, et le bruit des coups de fusil, auxquels se mêlait de temps à autre la puissante voix du canon, domina les vociférations et les cris de désespoir.
Ils entraient à ce moment dans Paris. En quelques minutes le faubourg fut traversé.
A l'entrée de la rue Saint-Antoine, le marquis et Aubin s'arrêtèrent court en face d'une barricade qui leur coupait le chemin.
Cette barricade était défendue par une trentaine d'ouvriers qui se battaient comme des lions, et attaquée avec non moins d'héro?sme, par le 17e de ligne. Les balles sifflaient autour du gentilhomme et du paysan.
Mais ni l'un ni l'autre ne savaient ce que c'était que la peur. Ignorants des nouvelles politiques, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait.
Tout à coup, un groupe d'ouvriers aper?ut les cavaliers.
Aussit?t ils les entourèrent, et l'un d'eux appuyant son fusil sur la poitrine de M. de Kardigan, lui dit:
--Citoyen, crie: Vive la République!
Le vieux gentilhomme fit faire un bond terrible à son cheval.
Aussit?t vingt fusils s'abattirent, prêts à le tuer.
Mais le marquis avait fait un signe énergique à Aubin.
Tous les deux enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui sautèrent la barricade avec rage.
Alors M. de Kardigan souleva son chapeau, et découvrant ses cheveux blancs, où se jouaient de lumineux rayons de soleil:
--Vive le Roi! dit-il lentement.
II
LA PREMIèRE JOURNéE.
Trente coups de fusil tirés par les révolutionnaires enveloppèrent les deux royalistes d'un épais nuage de poudre.
Sur l'ordre des officiers, les soldats du 17e cessèrent leur feu.
Quand cette fumée fut dissipée, les deux chevaux étaient tués, Aubin avait une balle dans le bras; mais le marquis demeurait intact.
Le gentilhomme et le paysan jetèrent le même cri:
--Un fusil!
Dès lors l'attaque de la barricade recommen?a. Rien n'était changé, sinon que le 17e comptait deux soldats de plus. Quand vint le soir, les ouvriers étaient repoussés: vainqueurs et vaincus soignaient indistinctement les blessés, chacun de leur c?té, sans s'occuper de savoir s'ils portaient un pantalon rouge, une blouse ou un paletot.
Il sortait de la grande ville, accroupie dans le sang, ce grondement sourd, semblable aux rumeurs d'une colossale ruche d'abeilles; mais on sentait planer sur ces murailles silencieuses ce je ne sais quoi de lugubre que donnent les guerres civiles.
Aubin Ploguen avait enveloppé son bras, soigneusement pansé, dans un foulard attaché à son cou. Sa blessure l'inquiétait à peu près autant qu'une piq?re d'épingle.
Sombre, M. de Kardigan marchait dans la rue, les yeux sur le sol, où la lutte de la journée se lisait en lettres rouges. Il avait vu le 10 ao?t auquel il
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.