Jean Ziska | Page 6

George Sand
ce
serait un plus long et un peu lourd. Rassurez-vous, Mesdames, c'est
pour vous que j'écris, et ce que j'ai lu de tout cela, je vous le résumerai
en peu de mots, d'autant plus qu'à cet égard l'_histoire n'existe pas;
l'histoire n'est pas faite_. Rien de plus obscur et de plus embrouillé que
la certitude de certains faits dans le passé. Peut-être faudrait-il
s'occuper un peu de chercher celle du fait idéal; si l'on songeait bien
aux causes morales des événements, on déterminerait peut-être d'une
manière plus satisfaisante la marche de ces événements; si l'on mettait
un peu plus de sentiment dans l'étude de l'histoire, je crois qu'on
devinerait beaucoup de choses qu'avec la seule érudition il sera
peut-être à jamais impossible d'affirmer.
_Deviner l'histoire_ de la pensée humaine, voilà en effet à quoi nous
sommes réduits en ce temps de scepticisme, après tant de siècles
d'hypocrisie. Que dis-je? l'hypocrisie et le scepticisme sont de tous les
temps, et presque toujours l'histoire, surtout l'histoire des religions, a
été écrite sous l'une ou l'autre inspiration. L'Église a écrit l'histoire, c'est
elle qui l'a le plus et le mieux écrite dans le passé: l'Église a été forcée
de l'écrire selon ses intérêts, ses ressentiments et ses terreurs. Les
souverains ont fait écrire l'histoire, et les souverains ont fait comme
l'Église. Comme le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ont été aux
prises éternellement, voilà déjà de grandes contradictions entre les
historiens des deux camps. Puis les philosophes et les hérétiques ont
écrit l'histoire: ressentiment et amertume contre les pouvoirs
oppresseurs, crainte et jalousie entre les diverses sectes et les diverses
philosophies, ignorance et précipitation de jugement, voilà ce qu'on
trouve chez la plupart de ces historiens. Nouvelles contradictions! où
est donc la vérité de l'histoire au milieu de ce conflit? L'histoire n'existe
pas, je vous le jure; que les pédants en pensent ce qu'ils veulent!
Mais comme la Providence ne fait rien d'inutile, l'humanité, sur
laquelle et par laquelle agit chez nous la Providence, ne fait rien
d'inutile non plus. Le passé a entassé devant nous des montagnes de

matériaux, l'avenir en profitera. Le présent s'en effraie et y porte une
main timide. Mais vienne le réveil des grands sentiments, vienne un
siècle des lumières qui ne sera ni celui de Léon X ni celui de Louis XIV,
mais celui de la justice et de la droiture, l'histoire se fera, et nos
petits-enfants en auront enfin une idée nette et bienfaisante.
Quoi, me direz-vous, nous n'avons pas d'histoire? Et qu'avons-nous
donc appris dans nos couvents?--Hélas! Mesdames, vous n'y avez
appris que l'Évangile, et encore ne l'avez-vous pas compris. Vos filles
pourraient commencer à apprendre quelque chose, car on a commencé
à faire pour la jeunesse de bons ouvrages comparativement à ceux du
passé. Quelques esprits élevés ont jeté de siècle en siècle une certaine
clarté progressive sur cet abîme ténébreux. De nos jours de rares
intelligences ont indiqué la route; la notion d'une nouvelle méthode
supérieure à l'ancienne s'est répandue et tend à se populariser, en dépit
de l'hypocrisie sceptique de l'Église et du scepticisme hypocrite de
l'Université. Mais les seuls beaux travaux que nous possédions sur
l'histoire ne sont encore que des aperçus de sentiment, des éclairs de
divination. Je vous l'ai dit, nous en sommes à deviner l'histoire, en
attendant qu'on nous la fasse et qu'on nous la donne tout expliquée et
toute dévoilée.
Je conviens que certains points principaux semblent être du moins
assez bien dépouillés de mensonge et d'ignorance pour qu'on puisse en
juger. Si, sur tous les points, la besogne était assez bien débrouillée,
l'ouvrage assez dégrossi, pour que la raison et le sentiment n'eussent
plus qu'à se prononcer sur la conséquence et la moralité des faits, nous
serions déjà bien avancés, et il ne faudrait pas se plaindre: demain nous
aurions nos Hérodotes et nos Tacites. Mais nous n'en sommes pas là, et
les plus instruits de nos maîtres avouent qu'il y a des côtés (selon moi,
ce sont les plus importants) où tout est plongé dans un épais brouillard.
Telle est l'histoire des hérésies; je ne vous citerai que celle-là, quoique
celle de la religion officielle qu'on vous a enseignée et que vous
enseignez à vos enfants soit tout aussi menteuse, tout aussi obscure,
tout aussi incertaine. Mais mon sujet m'impose de me borner à la
première, et je vous demande si vous en savez quelque chose? Ne
rougissez pas d'avouer que non. Vos professeurs n'en savent guère plus.

Et comment le sauraient-ils? Figurez-vous, Madame, qu'il y a là toute
une moitié de l'histoire intellectuelle et morale de l'humanité, que
l'autre moitié du genre humain a fait disparaître, parce qu'elle la gênait
et la menaçait. Il faut que j'essaie de vous faire bien comprendre de
quoi il est question, et vous verrez ensuite que cette sainte mère
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