d'Harcourt. Maintenant, que le petit Racine ait appris _Théagène et Chariclée_ ?par coeur?, c'est probablement une fa?on de parler, car le roman a plus de six cents pages.
Je l'ai parcouru, moi, dans la traduction d'Amyot, et une seule fois, et en passant beaucoup de pages. Que Racine à seize ans l'ait lu, lui, dans le texte, et au moins trois fois, cela prouve qu'il était déjà très fort en grec, et qu'il avait une grande fra?cheur de sensibilité et d'imagination.
L'_Histoire éthiopique traitant des loyales et pudiques amours de Théagène Thessalien et Chariclée éthiopienne_, écrite entre le IIe et le Ve siècle par un Héliodore qui aurait été évêque de Tricca en Thessalie, raconte en dix livres, très lentement, les aventures de la princesse Chariclée, qui fut exposée par sa mère, qui rencontra à Delphes le beau Théagène, qui fut longtemps séparée de lui et qui, après mille vicissitudes, telles que naufrages et enlèvements, et méprises et malentendus de toutes sortes, finit par le retrouver et par l'épouser, la noble naissance de Chariclée ayant été reconnue au moment où on allait la mettre à mort avec son amant. La forme du livre, c'est, si vous voulez, celle des parties un peu ennuyeuses de _Daphnis et Chloé_. Elle nous para?t assez insipide, encore qu'extrêmement fleurie. Mais il y est question d'amour; Racine avait seize ans; et il créait lui-même l'enchantement de cette histoire.
Et, somme toute, je comprends que le bon sacristain Lancelot ait cru devoir, par deux fois, lui confisquer son exemplaire. Car enfin, dès les premières pages du roman, l'écolier de seize ans y pouvait lire (en grec) cette description d'une belle personne dont l'ami vient d'être à moitié égorgé par des pirates:
C'était une jeune pucelle assise dessus un rocher... Elle avait le chef couronné d'un chapeau de laurier, et des épaules lui pendait, par derrière, un carquois qu'elle portait en écharpe. Son bras gauche était appuyé sur son arc... Sur sa cuisse droite reposait le coude de son autre bras; et avait la joue dedans la paume de sa main dont elle soutenait sa tête, tenant les yeux fichés en terre à regarder un jeune damoiseau étendu tout de son long, lequel était tout meurtri de coups, etc.
Et deux pages plus loin:
Cette belle jeune fille se prit à embrasser le jouvenceau et commen?a à pleurer, à le baiser, à essuyer ses plaies, et à soupirer...
Et un peu plus loin encore:
Apollon! dit la belle captive, les maux que nous avons par ci-devant endurés ne te sont-ils point satisfaction suffisante? être privés de nos parents et amis, être pris par des pirates, avoir été deux fois prisonniers entre les mains des brigands sur terre, et l'attente de l'avenir pire que ce que nous avons jusqu'ici essuyé!... Où donc arrêteras-tu le cours de tant de misères? Si c'est en mort, mais que ce soit sans vilenie, douce me sera telle issue. Mais si aucun d'aventure se met en effort de me violer et conna?tre honteusement, moi que Théagène même n'a encore point connue, je préviendrai cette injure en me défaisant moi-même, et me maintiendrai pure et entière jusques à la mort, emportant avec moi pour honneur funéral ma virginité incontaminée.
Lire ces choses-là,--dans un grec mignard,--au fond des bois,--à seize ans, et quand on n'a encore connu d'autres femmes que sa grand'mère et sa tante--pourquoi cela ne serait-il pas délicieux et émouvant?...
Et dans ce même premier livre de _Théagène et Chariclée_, l'enfant Racine lisait l'histoire--assez brutale--d'un jeune homme trop aimé de sa belle-mère, c'est-à-dire, sous d'autres noms, l'histoire même de Phèdre et d'Hippolyte; si bien qu'écrivant vingt ans plus tard sa tragédie de _Phèdre_, il put se ressouvenir des pages d'Héliodore, alors troublantes pour lui, qu'il avait lues le long de l'étang et dans les bois de Port-Royal.
C'est aussi dans ces bois et le long de cet étang qu'il composa les sept Odes de la _Promenade de Port-Royal: Louanges de Port-Royal en général; le Paysage en gros; Description des bois; De l'étang; Des prairies; Des troupeaux et d'un combat de taureaux; Des jardins_.
Ce sont des vers d'enfant, et c'est très bien ainsi. Certes le petit Racine jouit vivement du charme des eaux, des arbres, des prairies. Quelques années plus tard, La Fontaine, dans sa Psyché, dira de lui: ?Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages.? Mais, n'étant encore qu'un enfant, Racine, comme il est tout naturel, imite dans sa forme les poètes descriptifs à la mode, et notamment Théophile de Viau et Tristan l'Ermite.
Ce Théophile et ce Tristan ont d'ailleurs de bien jolis endroits. Il faut lire, du premier, le _Matin_, la _Solitude_, la _Maison de Silvie_, et, du second, le _Promenoir des deux amants_.
Que dites-vous de ces deux strophes de la _Maison de Sylvie_?
Un soir que les flots mariniers?Apprêtaient leur molle litière?Aux quatre rouges timoniers?Qui sont au joug de la lumière,?Je
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