Jean-Jacques Rousseau | Page 8

Jules Lemaître

ce temps-là. (Livre V des Confessions)
Il dit que, depuis trente ans jusqu'au moment où il écrit, ses battements
d'artères et ses bourdonnements ne l'ont pas quitté une minute. Il y
revient au livre VI, où il parle aussi de «vapeurs», des «pleurs qu'il
versait souvent sans raison de pleurer», de ses «frayeurs vives au bruit
d'une feuille ou d'un oiseau».
Je passe ses autres maux: coliques néphrétiques (croit-il) à partir de
1750, esquinancies fréquentes, hernie à quarante-cinq ans, etc. (sans
compter un accident de laboratoire qui, aux Charmettes le rendit
aveugle, dit-il, pendant six semaines). En somme, et pour ne retenir que

ses maux durables: rétention d'urine (soit par vice de conformation, soit
par mouvements spasmodiques), neurasthénie profonde,
artério-sclérose, voilà son lot.
Il est aisé de voir la répercussion de ces misères physiques sur son être
moral.
D'abord sa neurasthénie nous fournit l'explication la plus indulgente des
menus vols de son enfance et de sa jeunesse, et aussi de certains actes
d'impudence et de hâblerie, comme lorsque, à Lausanne, il compose et
donne un concert sans savoir la musique, ou lorsque, pendant son
voyage de Montpellier, il se fait passer pour un Anglais jacobite sans
savoir un mot d'anglais. Sa neurasthénie permet de substituer aux mots
désobligeants de menteur et de voleur ceux de «simulateur» et de
«cleptomane».
Puis, il se peut que la première de ses infirmités ait contribué à son goût
de la solitude et notamment de la promenade à pied, et de la promenade
solitaire, et de la promenade dans la campagne et dans les bois, où l'on
n'est gêné par personne, où l'on peut s'arrêter quand on veut. Il nous
dira lui-même qu'après le succès du Devin du Village, ce fut cette
infirmité, plus que sa fierté d'homme libre, qui l'empêcha de demander
une audience au roi.
Mais surtout ses maux physiques ont profondément agi sur sa
sensibilité, sur sa vie passionnelle, et par conséquent sur ses livres
eux-mêmes.
La vie passionnelle de Jean-Jacques est bien curieuse et bien triste. Sa
sensualité s'éveille à dix ans, sous la fessée qu'il reçoit de mademoiselle
Lambercier (une fille de trente ans). Je ne puis décidément descendre
dans les détails et dans ce qu'il appelle «le labyrinthe obscur et fangeux
de ses confessions». Mais il faut pourtant indiquer ce qui est. Il a une
enfance et une adolescence vicieuses: les jeux avec mademoiselle
Gothon, ses détestables habitudes, ses extravagances exhibitionnistes à
Turin, dans les allées sombres et près de ce puits où les jeunes filles
viennent chercher de l'eau. Et avec cela, corrompu et d'une dépravation
maladive, il garde jusqu'à vingt-deux ans ce que j'appellerai son

innocence. Pourquoi? Par une timidité qui est évidemment un effet de
son état pathologique. C'est pour cela qu'à vingt-deux ans, à la fois
vicieux et intact, il arrive aux bras de madame de Warens pour y
connaître l'amour dans des conditions qu'il n'est guère possible de ne
pas qualifier de déshonorantes. C'est pour cela aussi que, madame de
Warens et Thérèse mises à part, Jean-Jacques n'a eu de sa vie d'autre
«aventure d'amour» que sa rencontre avec madame de Larnage,
laquelle, il est vrai, y mit beaucoup du sien, car il crut d'abord qu'elle
voulait se moquer de lui. (Le pauvre Jean-Jacques raconte cette unique
aventure avec orgueil, et il ajoute: «Je puis dire que je dois à madame
de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.»)--Et c'est
pour cela encore que, plus tard, il se condamnera à Thérèse. Et ces
choses en expliquent d'autres, soit dans la Nouvelle Héloïse, soit même
dans l'Émile.
(Je n'oublie pas d'ailleurs qu'à cette timidité nous devons la grâce de
son idylle chez madame Basile, la petite marchande italienne.)
J'ai nommé plusieurs fois madame de Warens. Elle est assez singulière
pour qu'on dût s'arrêter sur elle. Mais vous la connaissez. Je n'ai pas à
vous rappeler sa naissance protestante, son mariage, sa fuite de Vevey,
à la suite d'on ne sait trop quel incident domestique, son recours au roi
de Sardaigne, sous les auspices de qui elle se convertit au catholicisme
et qui lui fait une pension de deux mille francs. Elle travaillait
elle-même dans les conversions (comme on le voit par sa première
rencontre avec Jean-Jacques), quoique son catholicisme fut
extrêmement latitudinaire. Elle était d'une activité brouillonne,
s'occupait de pharmacie et de chimie, désordonnée, chimérique, crédule
aux aventuriers et aux inventeurs, et toujours dans les entreprises.--En
amour, un vieux monsieur lui avait appris dans sa jeunesse que l'acte
est chose indifférente en soi, et elle l'avait cru. Elle se donnait à ses
amis pour leur faire plaisir et pour se les attacher, et elle n'était pas
regardante sur leur condition sociale. Elle se disait, avec cela, de
tempérament froid. Bref, elle était en amour un homme,--un peu
comme notre George Sand, mais moins décemment:
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 107
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.