Jean-Jacques Rousseau | Page 7

Jules Lemaître
poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs
charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il
parle déjà comme parlera René: «... J'étais inquiet, distrait, rêveur; je
pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée,
et dont je sentais pourtant la privation...»
C'est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de
la Nouvelle Héloïse, et les Rêveries d'un promeneur solitaire.
Ce que Jean-Jacques doit encore à ses années de bohème, c'est d'avoir
vu de tout près les vies humbles ou modestes,--et aussi (car il a été
deux fois laquais dans de grandes maisons) d'avoir connu et observé les
vies brillantes dans des conditions qui ont déposé en lui une amertume
dont il fera plus tard de l'éloquence. Sur cette souffrance intime, il
s'arrête peu, sans doute parce que ces souvenirs lui sont
particulièrement pénibles, plus pénibles encore, sans doute, que le
souvenir de ses actions honteuses: mais on devine ce que ce garçon
orgueilleux et d'un si beau génie, d'ailleurs de naissance libre, petit-fils
de libraires et de pasteurs, a dû ressentir sous la livrée, même quand
«on le dispensait d'y porter l'aiguillette» et que cette livrée «faisait à

peu près un habit bourgeois». Mais il a beau vouloir se taire là-dessus,
certains traits qui lui échappent révèlent sa rancoeur:
...Sur la fin, dit-il, madame de Vercellis ne me parlait plus que pour son
service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait
fait, et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui
paraître autre chose... Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des
intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie et qui m'a donné une
aversion naturelle pour l'ordre apparent qui le produit.
(Cela, parce que, comme il le dit plus loin, «il y avait tant d'empressés
autour de madame de Vercellis proche de sa fin, qu'il était difficile
qu'elle eût du temps pour penser à lui Jean-Jacques».) Ainsi il en veut à
toute la société que madame de Vercellis ne l'ait pas distingué
davantage.--Ainsi encore, chez les Gouvon-Solar, lorsque, servant à
table et interrogé par le vieux comte, il explique la devise des Solar
(«Tel fiert qui ne tue pas»), et recueille l'admiration de la compagnie:
«Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces
moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et
vengent le mérite avili des outrages de la fortune». Et je rappelle aussi
son cri, lorsqu'il entre chez le comte de Gouvon: «Encore laquais!» Et
il apparaît que, si c'est le vagabond qui écrira l'admirable Cinquième
Rêverie, c'est beaucoup l'ancien laquais qui écrira le Discours sur
l'inégalité et qui fondera sur l'égalité la théorie du Contrat social.
Par là-dessus, ou, pour mieux dire, sous tout cela, il y a un malade.
Il faut, ici, que j'insiste et que je précise. La pathologie d'un Bossuet ou
d'un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies: mais la
pathologie de Jean-Jacques, c'est presque tout Jean-Jacques. (Son
oeuvre elle-même apparaît dans la littérature comme une éruption
morbide.)
Je naquis, dit Jean-Jacques, infirme et malade... Je suis né presque
mourant... J'apportais le germe d'une incommodité que les ans ont
renforcée.
Cette maladie congénitale était une rétention d'urine, dont il souffrit

toute sa vie et qui s'aggrava après trente ans.
Ajoutez une autre infirmité, que je ne sais comment définir, et que vous
devinerez par cet aveu qui se rapporte au temps où Jean-Jacques allait
de l'Ermitage à Eaubonne voir madame d'Houdetot:
Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant
qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée... Ce seul
baiser... avant même de le recevoir, m'embrasait le sang... J'étais obligé
de m'arrêter, de m'asseoir... De quelque façon que je m'y sois pu
prendre, je ne crois pas qu'il me soit jamais arrivé de faire seul ce trajet
impunément.
Ajoutez encore un mal bizarre qui le prit un jour aux Charmettes, et
qu'il décrit ainsi:
Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une
petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution
subite... Mes artères se mirent à battre d'une si grande force, que non
seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais même, et
surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela; et
ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement
grave et sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un
sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire... Ce bruit était
si grand, qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me
rendit, non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis
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