car madame de
Warens ne redoutait pas d'être indulgente à plusieurs à la fois.
Rousseau l'a aimée profondément; mais la nature de cette affection est
bien marquée par les noms qu'ils se donnaient: «maman» et «petit». La
première fois qu'il la voit, elle a vingt-huit ans, il en a seize. C'est un
petit vagabond totalement abandonné, très timide. Elle est la première
femme élégante et belle, et riche (à ses yeux) qu'il ait rencontrée. Et
tout de suite elle est bonne pour lui, et d'une bonté simple et maternelle.
Elle tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour
elle, et qui durera longtemps,--c'est l'adoration.
Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux:
C'était un passage derrière sa maison... Prête à entrer dans l'église,
madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je
me figurais une vieille dévote bien réchignée; la bonne dame de M. de
Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage
pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint
éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au
rapide coup d'oeil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien,
sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait
manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui
présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de
M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle
eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer.
Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà
courant le pays bien jeune, c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre
ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous
donne à déjeuner; après la messe, j'irai causer avec vous.
Et un peu plus loin:
Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus
dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore
dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un
regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la
mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés
d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui
la rendait très piquante.
Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu'elle était boulotte.
Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui
propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait
vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu'elle lui explique cela
gravement et posément, et qu'elle lui laisse huit jours pour répondre, et
qu'il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en
continuant d'appeler sa maîtresse «maman», et qu'il découvre un jour
qu'il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu'il l'admet sans
résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que
Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet; ces pages où il
ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature
anticipée et violente de l'histoire, beaucoup plus convenable, de Sand
entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd'hui d'un énorme
comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n'est qu'à demi
responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité),
et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s'est formé son esprit,
est d'une neuve et franche saveur; et je sais bien que Rousseau essaye à
diverses reprises de gagner son pain; que, lorsqu'il a touché son petit
patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou
quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier,
madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à
trois («Elle me dit que je n'y perdrais rien») il n'accepte pas ce partage;
et je n'oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre
femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d'argent: il
n'en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix ans, presque
uniquement de madame de Warens, qu'il était trop son obligé pour
pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d'elle la fidélité; qu'ainsi
son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans
les apparences;--et que cela eut, sur sa conception de l'amour, des
conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.
Enfin,--et pour achever l'énumération de tous les hommes qu'il porte en
lui,--s'il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier
qu'il y a aussi un catholique.
Il se convertit au catholicisme,--encore presque enfant, il est vrai,--pour
obéir à la belle dame d'Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être
exagère-t-il après coup (mais
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.