congédie tous les deux. «J'ignore, dit Rousseau, ce que devint cette
victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après
cela trouvé facilement à se placer... Qui sait, à son âge, où le
découragement de l'innocence avilie a pu la porter?» (Et, là-dessus,
libre à nous d'imaginer quelque historiette «en marge des Confessions»,
où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue
mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique... Mais ce
serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l'écrirai pas.)
Il reste que l'acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement
significatif du fond même de sa nature,--sensibilité, imagination,
orgueil,--et cela, par l'explication même qu'il en donne et qui me paraît,
ici, toute la vérité:
Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment
(celui où il accusa faussement Marion); et, lorsque je chargeai cette
malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour
elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée: je m'excusai sur le
premier objet qui s'offrit et je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais
faire et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le
lui donner... Quand je la vis paraître ensuite, mon coeur fut déchiré,
mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne
craignais pas la punition: je ne craignais que la honte, mais je la
craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde.
J'aurais voulu m'enfoncer dans le centre de la terre: l'invincible honte
l'emporta sur tout; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais
criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais
que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur,
menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre
sentiment.
(Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s'agit d'un «petit
ruban» et «vieux», qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le
comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu
d'importance à l'histoire que, quelques semaines après, il procura à
Jean-Jacques une place excellente... Jean-Jacques aurait-il dramatisé?
C'est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c'est qu'il
mène un terrible repentir... Il assure que le désir de se soulager par cet
aveu a beaucoup contribué à la résolution qu'il a prise d'écrire ses
confessions; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions,
il va jusqu'à dire qu'il considère la calomnie de David Hume sur son
compte, trente ans après, comme le châtiment direct du mensonge qu'il
fit lui-même contre la pauvre Marion.)
Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans
Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse,
de l'indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du
vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre
au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre,
séminariste, employé au cadastre, maître de musique, on peut dire que,
dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient
volontairement, et autant qu'il peut, un errant, un chemineau. C'est son
goût dominant. Quand il s'enfuit de Genève, à seize ans:
«L'indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul
sentiment qui m'affectait. J'entrais avec sérénité dans le vaste monde.»
Ailleurs il dit que ce qu'il aime dans ses courses solitaires, c'est «la vue
de la campagne, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui lui
fait sentir sa dépendance». C'est aussi la paresse et la rêverie. Il goûte
tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l'abbé de Gouvon, une
situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n'a pas
dix-huit ans), il lâche tout pour suivre une espèce de voyou genevois,
nommé Bascle, dont il s'est épris, et avec qui il court le pays en
montrant une machine de physique amusante.
(Notons ici un autre trait de caractère: sa facilité à s'engouer. Il s'éprend
de Bascle, comme il s'éprendra de Venture, le musicien bohème,
comme il s'éprendra d'abord de Diderot, de Grimm et de tant d'autres. Il
a un grand besoin d'aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête
des gens; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à
peu suivi de sensibilité défiante; car il trouve bientôt chacune de ses
idoles inférieure à l'idée que son imagination s'en était formée; ou bien
son orgueil craint très vite que l'idole ne lui rende pas son affection ou
même ne se moque de lui.)
Reprenons. C'est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du
monde, c'est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son
intelligence et son amour de la nature, et d'avoir inventé, ou peu s'en
faut, la
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