mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique... Mais ce serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l'écrirai pas.)
Il reste que l'acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement significatif du fond même de sa nature,--sensibilité, imagination, orgueil,--et cela, par l'explication même qu'il en donne et qui me para?t, ici, toute la vérité:
Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment (celui où il accusa faussement Marion); et, lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée: je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit et je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner... Quand je la vis para?tre ensuite, mon coeur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne craignais pas la punition: je ne craignais que la honte, mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer dans le centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'?tait tout autre sentiment.
(Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s'agit d'un ?petit ruban? et ?vieux?, qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu d'importance à l'histoire que, quelques semaines après, il procura à Jean-Jacques une place excellente... Jean-Jacques aurait-il dramatisé? C'est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est s?r, c'est qu'il mène un terrible repentir... Il assure que le désir de se soulager par cet aveu a beaucoup contribué à la résolution qu'il a prise d'écrire ses confessions; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions, il va jusqu'à dire qu'il considère la calomnie de David Hume sur son compte, trente ans après, comme le chatiment direct du mensonge qu'il fit lui-même contre la pauvre Marion.)
Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l'indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, ma?tre de musique, on peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu'il peut, un errant, un chemineau. C'est son go?t dominant. Quand il s'enfuit de Genève, à seize ans: ?L'indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul sentiment qui m'affectait. J'entrais avec sérénité dans le vaste monde.? Ailleurs il dit que ce qu'il aime dans ses courses solitaires, c'est ?la vue de la campagne, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance?. C'est aussi la paresse et la rêverie. Il go?te tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l'abbé de Gouvon, une situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n'a pas dix-huit ans), il lache tout pour suivre une espèce de voyou genevois, nommé Bascle, dont il s'est épris, et avec qui il court le pays en montrant une machine de physique amusante.
(Notons ici un autre trait de caractère: sa facilité à s'engouer. Il s'éprend de Bascle, comme il s'éprendra de Venture, le musicien bohème, comme il s'éprendra d'abord de Diderot, de Grimm et de tant d'autres. Il a un grand besoin d'aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête des gens; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à peu suivi de sensibilité défiante; car il trouve bient?t chacune de ses idoles inférieure à l'idée que son imagination s'en était formée; ou bien son orgueil craint très vite que l'idole ne lui rende pas son affection ou même ne se moque de lui.)
Reprenons. C'est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du monde, c'est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son intelligence et son amour de la nature, et d'avoir inventé, ou peu s'en faut, la poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il parle déjà comme parlera René: ?... J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais pourtant la privation...?
C'est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de la Nouvelle Hélo?se, et les Rêveries d'un promeneur solitaire.
Ce que Jean-Jacques
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