Jean-Jacques Rousseau | Page 5

Jules Lemaître
pendant quelque temps. Ensuite il tombe sérieusement malade. Madame de Warens le guérit, et tous deux vont habiter les Charmettes, campagne près de Chambéry (fin de l'été 1736).
LIVRE VI.--Aux Charmettes. Maladie bizarre. Il retourne l'hiver à Chambéry, puis, dès le printemps, aux Charmettes. Il lit beaucoup et tache d'y mettre de la méthode. Au mois d'avril 1738, il va à Genève pour toucher enfin sa part de la succession de sa mère. Il la rapporte à madame de Warens. Sa maladie s'aggrave. Il s'imagine avoir un polype au coeur et va consulter à Montpellier. En route, aventure avec madame de Larnage. Il reste deux mois à Montpellier, revient près de madame de Warens, et trouve sa place prise par le coiffeur Wintzenried. Il n'accepte pas ce nouveau partage; passe une année à Lyon, chez M. de Mably, comme précepteur de ses deux enfants; revient en 1741 aux Charmettes, y retrouve la même situation et madame de Warens refroidie. Il invente un nouveau système pour noter la musique, croit sa fortune faite, et se met en route pour Paris. Il a vingt-neuf ans.
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Ce simple canevas des faits, ce résumé des agitations extérieures de Rousseau jusqu'à la trentaine nous présente déjà l'image d'un errant et d'un déclassé. Mais pénétrons plus avant, et, sous les faits, et grace, en partie, à ses propres commentaires, voyons l'homme lui-même dans la complexité de sa nature.
Rousseau (ceci n'est point inutile à rappeler), est d'origine fran?aise et parisienne. Sa famille était établie à Genève depuis 1529. Son bisa?eul et son trisa?eul avaient été libraires: profession à demi libérale et proche des lettres.
Autre remarque, essentielle celle-là: Rousseau est né protestant. Son grand-père maternel était pasteur. C'est le protestant pur, je veux dire conséquent avec le principe de la Réformation, qui écrira le récit de la mort de Julie, la Profession de foi du Vicaire Savoyard, les Lettres de la Montagne.
Puis, nous trouvons chez Jean-Jacques un Genevois très imprégné des moeurs et de l'esprit de sa petite république,--et qui se souviendra avec tendresse, dans la Lettre à d'Alembert, d'avoir participé, enfant, aux fêtes civiques de sa ville. C'est ce petit Genevois qui écrira le Contrat social.
Notons encore, chez lui, le rejeton d'un sang aventureux. Sa mère, jolie, vive, lettrée et musicienne, très entourée, semble avoir fait innocemment scandale dans la ville de Calvin. Son père, horloger et ma?tre de danse, léger et romanesque, fut quelque temps (de 1705 à 1711) horloger du sérail à Constantinople. Un frère de Jean-Jacques tourna mal et disparut. Un de ses oncles était allé chercher fortune en Perse.
Il y a ensuite, dans Jean-Jacques, un pauvre enfant très déraisonnablement élevé, passant des nuits à lire des romans avec son père, nourri de d'Urfé et de La Calprenède (avec du Plutarque, il est vrai, par-dessus), abandonné par son père à l'age de huit ans, et qui, à partir de dix ans, ne fut plus élevé du tout et devint, il le dit lui-même, à plusieurs reprises, un polisson, un larron, un parfait vaurien.
Il y a aussi un enfant, puis un adolescent, puis un homme d'une sensibilité extraordinaire, et extraordinairement imaginative,--cette sensibilité qui le fera se jeter dans les bras de ses amis en les arrosant de larmes, et mouiller de pleurs tout le devant de son gilet le jour où lui vint la première idée de son Discours sur les Sciences et les Arts. Sensibilité étroitement jointe à un orgueil également extraordinaire, par la conscience qu'il a de cette délicatesse de nature et aussi de sa supériorité intellectuelle. Et, par un jeu naturel, les blessures de sa sensibilité exaspèrent son orgueil, et son orgueil lui rend plus douloureuses les blessures de sa sensibilité.--Et c'est ?l'homme sensible? qui fera du sentiment le fondement de la morale, et qui écrira la plus grande partie de la Nouvelle Hélo?se et de l'émile.
C'est justement par cette sensibilité et cet orgueil que s'explique la plus mauvaise action de son adolescence, ?l'histoire du ruban?. C'est à Turin, après la mort de cette madame de Vercellis dont il était laquais-secrétaire. Dans le désordre qui suit cette mort, Jean-Jacques vole un ?petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux?. On le trouve, on veut savoir où il l'a pris. On l'interroge devant la famille assemblée. Il balbutie et dit enfin que c'est la jeune cuisinière Marion qui lui a donné ce ruban. On les confronte; elle nie, Jean-Jacques persiste; on les congédie tous les deux. ?J'ignore, dit Rousseau, ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se placer... Qui sait, à son age, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter?? (Et, là-dessus, libre à nous d'imaginer quelque historiette ?en marge des Confessions?, où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue
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