Jacques | Page 7

George Sand
obligé de se faire un état ou de se chercher une position sociale au
sortir du collège; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve sa
position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents la tiennent
pour quelques années encore auprès d'eux. Travailler à l'aiguille,
s'occuper des petits soins de l'intérieur, cultiver la superficie de
quelques talents, devenir épouse et mère, s'habituer à allaiter et à laver
des enfants, voilà ce qu'on appelle être une femme faite. Moi, je pense
qu'en dépit de tout cela une femme de vingt-cinq ans, si elle n'a pas vu
le monde depuis son mariage, est encore un enfant. Je pense que le
monde qu'elle a vu étant demoiselle, dansant au bal sous l'oeil de ses
parents, ne lui a rien appris du tout, si ce n'est la manière de s'habiller,
de marcher, de s'asseoir et de faire la révérence. Il y a autre chose à
apprendre dans la vie, et les femmes l'apprennent tard et à leurs dépens.
Il ne suffit pas d'avoir de la grâce, de la décence, une sorte d'esprit; il ne

suffit pas d'avoir allaité proprement ses enfants et tenu sa maison en
ordre pendant quelques années pour être à l'abri de tous les dangers qui
peuvent porter de mortelles atteintes au bonheur. Que de choses
apprend un homme, au contraire, dans l'exercice de cette liberté
illimitée qui lui est accordée à peine au sortir de l'adolescence! que
d'expériences rudes, que de sévères leçons, que de déceptions
mûrissantes il peut mettre à profit seulement dans le cours de la
première année! que d'hommes et de femmes il a pu étudier à l'âge où
la femme n'a encore connu que son père et sa mère!
Il est donc faux qu'un homme de vingt-cinq ans soit du même âge
qu'une fille de quinze, et que, pour faire une union raisonnablement
assortie, il faille établir dix ans de différence entre le mari et la femme.
Il est bien vrai que le mari doit être le protecteur et le guide; puisqu'il
doit être le maître, il est à désirer qu'il soit un maître prudent et éclairé.
Mais, à âge presque égal, il a bien assez de cette espèce de supériorité
sur sa femme; s'il en a beaucoup plus, il en abuse, il devient grondeur,
pédant ou despote.
Supposons que M. Jacques soit incapable d'être jamais rien
d'approchant; accordons-lui toutes les belles qualités. Je ne te parle pas
d'amour, moi: je te fais la part bien grande en te disant que je ne le crois
pas absolument nécessaire dans le mariage, et je doute que tu en aies
réellement pour ton fiancé; à ton âge ou prend pour de l'amour la
première affection qu'on éprouve. Je te parle d'amitié seulement, et je te
dis que le bonheur d'une femme est perdu quand elle ne peut pas
considérer son mari comme son meilleur ami. Es-tu bien sûre de
pouvoir être maintenant la meilleure amie d'un homme de trente-cinq
ans? Sais-tu ce que c'est que l'amitié? Sais-tu ce qu'il faut de sympathie
pour la faire naître? quels apports de goûts, de caractères et d'opinions
sont nécessaires pour la maintenir? Quelles sympathies peuvent donc
exister entre deux êtres qui, par la différence de leur âge, reçoivent des
mêmes objets des sensations tout opposées? quand ce qui attire l'un
repousse l'autre, quand ce qui parait estimable au plus âgé est ennuyeux
au plus jeune, quand ce qui semble agréable et touchant à la femme est
dangereux ou ridicule aux yeux du mari? As-tu pensé à tout cela,
pauvre Fernande? N'es-tu pas aveuglée par ce besoin d'aimer qui
tourmente misérablement les jeunes filles? N'est-tu pas abusée aussi par
une certaine vanité secrète dont tu ne te ronds pas compte? Tu es

pauvre, et un nomme riche te recherche et t'épouse. Il a des châteaux,
des terres; il a une belle figure, de beaux chevaux, des habits bien faits;
il te semble charmant, parce que tout le monde le dit. Ta mère, qui est
la femme la plus intéressée, la plus fausse et la plus adroite du monde,
arrange les choses de manière à ce que vous ne puissiez pas vous éviter.
Elle te fait peut-être croire qu'il est amoureux de toi, après lui avoir fait
croire que tu étais amoureuse de lui, tandis que vous ne vous aimez
peut-être ni l'un ni l'autre. Toi, tu es comme ces petites pensionnaires,
qui ont par hasard un cousin, et qui en sont inévitablement amoureuses,
parce que c'est le seul homme qu'elles connaissent. Tu es noble de
coeur, je le sais, et tu ne t'occupes pas plus des richesses de M. Jacques
que si elles n'existaient pas; mais tu es femme, et tu n'es pas insensible
à la gloire d'avoir fait, par ta beauté et ta douceur, un de ces miracles
que la
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