étonné et
peut-être même fâché, comme s'il m'eût fait jusque-là un mensonge. Il
est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de son âge, et que je n'ai
jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu'il me l'aurait dit
sur-le-champ, car il parait très indifférent à ces choses-là, et il ne s'est
pas seulement aperçu de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des
personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.
Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant
trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de
cette différence d'âge entre nous; il me semble à présent que Jacques est
beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se
rapproche plutôt de l'âge d'un père; et, au fait, il pourrait être le mien, il
a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie
peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce
qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime
augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent;
enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin,
voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à
l'esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui.
Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il
a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et
franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraîche! tu en
serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai été frappée et séduite par toutes
ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j'ai été plus
touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix; mais il
est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de
l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour,
et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi; mais ensuite je
n'ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur
moi. A tout ce qui pourrait faire naître sur ses traits une expression
nouvelle, je m'aperçois que c'est moi qui suis observée, et il ne m'est
pas possible d'observer à mon tour. A quoi bon l'observerais-je,
d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me plût pas? et qu'aurais-je
l'habileté de deviner s'il se donnait la moindre peine pour se rendre
impénétrable? Je suis si jeune! et lui... il doit avoir tant d'expérience!...
Quand il m'a observée ainsi, et que je lève sur lui un regard timide,
comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa figure tant d'affection,
de contentement, une sorte d'approbation muette si délicate et si douce,
que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais,
tout ce que je dis, tout ce que je pense, plaît à Jacques, et qu'au lieu d'un
censeur sévère j'ai en lui un être sympathique, un ami indulgent,
peut-être un amant aveugle!
Ah! tiens, j'ai tort de gâter mon bonheur et d'affaiblir mon amour par
ces petites recherches. Que m'importent quelques années de plus ou de
moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous
ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis sûre de cela; que puis-je
demander de plus?
IV.
DE CLÉMENCE A FERNANDE.
De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le...
Je reçois tes deux lettres à la fois: deux plaisirs en même temps! Ce
serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n'étaient un peu
inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta
situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante
et la plus délicate de la vie; tu me demandes des éclaircissements sur
des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas,
sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je réponde? Je ne
puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement
incertain, expectatif, que tu feras très-bien d'examiner longtemps, et de
soumettre à de nouvelles recherches avant de l'adopter.
Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir à quel point lu
peux passer par-dessus les immenses inconvénients de cette différence
d'âge; mais je puis et je dois te les signaler d'une manière générale.
C'est à toi de les rejeter si tu es sûre qu'il n'y ait pas lieu à en faire
l'application.
On prétend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les
femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'expérience à
trente ans que les femmes à vingt; je crois que cela est faux. Un homme
est
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