Jacques | Page 8

George Sand
société voit avec surprise, parce qu'ils sont rares en effet: un
homme riche épousant une fille pauvre.
Mais je te mets en colère, je parie; je t'en prie, ma chère enfant, ne
prends pas tout cela trop au sérieux. Ce sont des choses que je t'engage
à te dire courageusement à toi-même et sur lesquelles il faut que tu
t'interroges sévèrement; il est très-possible que tu n'aies rien de
commun avec elles. Alors ce sera quelques feuilles de papier que j'aurai
barbouillées d'encre pour te rendre service, et qui ne seront bonnes à
rien. Je veux te dire une autre chose qui, chez moi, n'est pas le résultat
d'un raisonnement, mais d'une répugnance instinctive; je t'engage donc
à t'en préoccuper assez légèrement. Je n'aime pas que le visage montre
un âge différent de celui qu'on a. Cela me fait venir toutes sortes d'idées
superstitieuses, et, quelque folles et injustes qu'elles pussent être, il me
serait impossible d'accorder ma confiance à une personne sur l'âge de
laquelle je me serais trompée de dix ans au premier coup d'oeil. Dans le
cas où elle m'aurait semblé plus jeune qu'elle ne l'est en effet, je
penserais que l'égoïsme, la sécheresse du coeur, ou une froide
nonchalance, l'ont empêchée de sentir l'atteinte des douleurs humaines,
ou l'ont rendue habile à éviter les fatigues morales qui vieillissent tous
les hommes. Dans le cas contraire, je penserais que les vices, la
débauche, ou au moins une certaine sorte de fausse exaltation, l'ont
précipitée dans des désordres et dans des fatigues qui l'ont vieillie plus
que de raison; en un mot, je ne verrais pas sans stupeur et sans effroi
une infraction évidente aux lois de la nature: il y a toujours là quelque

chose de mystérieux qu'il faudrait examiner. Mais que peu ton
examinera ton âge, et quand l'empressement de changer d'état et de
position avant un mois nous ferme les yeux sur tous les dangers?
Tu dis que M. Jacques est aimé et estime de tous ceux qui le
connaissent; il me semble que ceux qui le connaissent et qui ont pu t'en
parler sont en petit nombre. Si je repasse les chapitres de tes lettres
précédentes où il en est question, je trouve que ce nombre se réduit à
deux amis, M. Borel et sa femme. Ta mère l'a connu lorsqu'il était âgé
de dix ans, et comme elle était liée avec son père, elle peut avoir eu des
renseignements très précis sur son héritage. Je crois qu'elle ne s'est pas
souciée d'autre chose, pas même de te signaler le notable inconvénient
d'avoir dix-huit ans de moins que ton mari. Elle savait très-bien l'âge de
M. Jacques; mais je comprends qu'elle ait évité d'en parler à qui que ce
soit. Les femmes qui ne sont plus jeunes parlent rarement du passé sans
en effacer toutes les dates.
Tu me reproches de ne pas aimer ta mère: je n'y saurais que faire, ma
chère Fernande; mais je suis charmée que tu ne lui ressembles en rien;
et si quelque chose peut me consoler de la précipitation avec laquelle se
conclut ton mariage, c'est qu'il te séparera bientôt d'elle: tu ne peut pas
tomber en de plus mauvaises mains que celles dont tu vas sortir; sois
sûre de ce que je te dis. Il m'importe peu que cela soit conforme aux
saintes lois du préjugé; il me paraît conforme à celles de la raison de
t'éclairer sur le caractère d'une personne qui a tant de part dans ta vie; et
la raison est le seul guide que je consulte, le seul dieu que je serve.
Je croirais volontiers que la pénétration de M. Jacques n'est pas une
chimère. Je suis persuadée de la rectitude des premiers jugements,
quand la personne qui les porte s'est habituée à rassembler toutes les
facultés de l'observation pour les exercer à la fois sur la première
impression reçue. Il a bien jugé de toi et de ta mère; cependant, à
l'égard de celle-ci, il peut se faire que quelque souvenir d'enfance aide
beaucoup à l'aversion qu'il a sentie en la retrouvant.
L'histoire de la vieille Marguerite ne me semble pas, comme à toi, un
grand sujet de trouble et de consternation. M. Jacques s'est comporté en
homme d'esprit en t'aidant dans tes petites charités; mais je comprends
fort bien qu'il y ait été ennuyé des litanies de la mendiante, En ceci je
trouve l'occasion de te faire observer que vous êtes destinés, M.
Jacques et toi, à différer toujours de sentiments et de conduite, quand

même vous aurez tous deux raison. Je souhaite qu'il sache toujours
tolérer cette différence, et qu'il te permette d'éprouver les émotions
auxquelles son coeur sera fermé.
Adieu, ma bonne Fernande; tu vois que je n'ai aucune prévention contre
la personne de ton fiancé. D'ailleurs le jour où tu
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