Jacques Cartier | Page 8

Émile Chevalier
ça et là d'escaliers branlants; ses places étroites,
mais bigarrées de gens de toutes les nations, ses bâtisses multiformes, aux étages
surplombant, aux pignons aigus, ornementés, aux vitraux de couleur; et ses nombreuses
tours, et ses dômes, et ses clochers, et ses campanilles, et ses pyramides égarées dans les
nues, et, en un mot, le mouvement qui, du matin au soir, régnait à l'intérieur comme au

dehors des murs.
Qu'est-elle devenue, cette noble cathédrale, commencée par les picoteurs aléthiens vers le
huitième siècle? Qu'en subsiste-t-il? Un tronçon, avec un méchant portail, relevé sous
Louis XIII ou Louis XIV. Où sont aussi ces trois gigantesques colonnes-phares,
surmontées de flèches effilées, qui se dressaient fièrement près de cette basilique? Où
l'église des Récollets avec son clocheton ouvré en dentelle? Ou l'hôpital Saint-Thomas et
ses gothiques arceaux? Où ce vaste couvent des Bénédictins dont la chapelle, dans le
style byzantin, était un chef-d'oeuvre d'architecture? Où encore le joli moutier des
religieuses du Calvaire? Où donc enfin le palais épiscopal, qui rivalisait, disait-on, de
luxe, de somptuosité avec celui de Rennes?
De tous ces édifices, si remarquables à un titre ou à un autre, il ne reste plus à cette heure
que l'église Saint-Sauveur. Encore n'a-t-elle rien conservé des admirables sculptures qui
faisaient autrefois son orgueil et y attiraient la foule des visiteurs.
Mais si Saint-Malo a vu tomber en poussière tous ses vieux monuments, il en a été un peu
partout de même; et non pour le malheur de l'humanité. Si attrayant que soit le tableau
rétrospectif de leurs beautés détruites, il ne doit point nous faire pleurer le passé et
calomnier le présent. Notre âge vaut décidément, forcément et NATURELLEMENT
mieux que ceux qui l'ont précédé: de même ses successeurs vaudront mieux que lui, car
la loi du progrès nous emporte. Les arts produits délicats du sentiment contemplatif et
extatique ont cédé le pas aux arts fruits de la civilisation industrielle; l'utile a succédé à
l'agréable, l'application pratique à l'application idéale. Le droit du plus grand nombre s'est
imposé aux prétentions de la minorité. Saint-Malo y a perdu peut-être; mais combien
d'autres y ont gagné!
Soyons juste et véridique, d'ailleurs: Saint-Malo possède encore, valide et menaçant, son
fort château féodal, que nous aurons bientôt l'occasion de décrire, et qu'on achevait
d'édifier en 1534, au moment où commence notre narration.
A cette époque, vis à vis du château, à quelques pas du pont-levis qui en garde l'entrée et
«jouxte l'hospital Saint-Thomas,» dit un document du temps, devant l'hôtel de
Chateaubriand, métamorphosé, hélas! aujourd'hui en une auberge, l'Hôtel de France, on
voyait une maison de bois entrecroisés et de moellons, d'un seul étage, projeté à au moins
deux pieds en avant sur le rez-de-chaussée. Cette maison, vieillotte, ratatinée, péchant
quelque peu contre les lois de l'équilibre, mais proprette au dehors comme au dedans,
avait trois entrées: l'une, la principale, sur une petite place, ombragée d'arbres, en face du
château; les deux autres devant l'hôtel de Chateaubriand. Rien ne la distinguait de la
généralité des habitations de Saint-Malo. Comme la plupart, elle était couverte en tuiles
rouges, courbes, et ses portes et les volets de ses fenêtres à guillotine étaient bardés de
fortes plaques de tôle, assujetties sur les panneaux au moyen de boulons en fer rivés.
Seulement, l'une de ses portes de derrière s'ouvrait sur un perron, abrité par un appentis
que supportaient deux colonnettes, et auquel montait un escalier en équerre, de quelques
marches, muni d'une rampe en pierre pleine. Ce perron servait, pour ainsi dire, de
vestibule aux appartements de l'étage supérieur.

C'est dans cette maison qu'était né Jacques Cartier; c'est là qu'il vivait avec sa femme,
Catherine Desgranches, fille de Jacques Desgranches, «connétable de la ville et cité de
Saint-Malo;» c'est à que nous le trouverons dans la soirée du dimanche 19 avril 1534.
Quoiqu'on soit au printemps, le froid est pénétrant au dehors; il tombe une pluie fine et
glaciale.
Soulevons le lourd marteau de bronze, à tête de lion, posé à la porte du rez-de-chaussée,
et entrons sans façon dans cette hospitalière demeure, où l'étranger honnête est toujours
sûr de trouver franc accueil.
Descendant une marche, nous voici dans une longue et large salle basse: tout y annonce
le séjour habituel du marin. C'est qu'en effet, fils de marin, Jacques Cartier est marin
lui-même. Si son père fut l'un des riches armateurs de Saint-Malo, Jacques a encore
augmenté le patrimoine qu'il lui a laissé. Mais, fidèle aux anciennes coutumes, il ne
dédaigne ni le lieu où il poussa son premier vagissement, ni les habitudes de ses aïeux.
Dans cette salle enfumée, aux solives noires comme le charbon, dans cette salle dallée, où,
en plein midi, le jour filtre parcimonieusement à travers des vitres verdâtres, enchâssées
dans des losanges de plomb, vous remarquez des filets, des instruments de pêche, des
avirons, des
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