Jacques Cartier | Page 9

Émile Chevalier
ancres, des armes rangés ça et là ou accrochés à la muraille, ou suspendus au
plafond. Une table massive, carrée, luisante, en bois bruni par l'âge et flanquée de deux
bancs solides à défier la pesanteur d'un Gargantua, occupe tout le milieu de la pièce et
réfléchit les capricieuses clartés réverbérées par une large et profonde cheminée, dans
laquelle, sur un âtre plus élevé que le sol de la pièce, flamboient, en pétillant avec bruit,
deux troncs de châtaignier, couchés horizontalement l'un contre l'autre. De là, ces rayons
fantastiques vont se réfléchir sur une immense vaisselière, chargée de bassines en cuivre
et de faïences coloriées qui renvoient la lumière jusqu'au fond de la salle où l'on distingue
un lit monumental. Ce lit ressemble à une armoire sans battants; ses épaisses cloisons
sont couvertes de sculptures, aux arêtes desquelles se joue la lumière, qui vient mourir
enfin par l'ouverture de l'alcôve, en jetant un dernier reflet sur un grand Christ d'ivoire,
fixé au fond et dont l'aspect, dans cette pénombre flottante, impose à l'esprit de hautes et
graves pensées.
La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de travail, de réception et de chambre à
coucher. On y sent circuler cet air patriarcal si rare aujourd'hui et qu'il fait si bon respirer.
En épousant Catherine Desgranches, en 1519, Jacques Cartier avait fait meubler, à l'étage
supérieur, un dans un goût plus moderne et plus en harmonie avec sa fortune. Il l'avait
même habité du vivant de ses père et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il était revenu
s'installer dans la salle où avaient vécu et étaient morts ses ancêtres. Il espérait bien, lui
aussi, y rendre l'âme à son créateur, si la mer, sa perfide maîtresse, lui en laissait le choix.
Huit heures venaient de sonner au beffroi du château.
Cartier, sa famille et quelques hôtes étaient groupés près du feu.
Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, sous le manteau de la cheminée,
notre marin causait avec un brillant seigneur placé près de lui, sur un siège aussi primitif.

Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, vice-amiral de France.
Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, on remarquait sa femme, Catherine
Desgranches, qui achevait de tricoter un long bas de laine, mais dont les yeux rougis, les
paupières gonflées par les larmes, annonçaient que, si ses doigts besognaient agilement,
son imagination était absorbée par des réflexions bien étrangères à son modeste travail.
Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son frère; Marc Jalobert, son beau-frère, et
Me Julien Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. Derrière eux, la nourrice de dame
Catherine, la mère Manon, filait à la quenouille, en marmottant des patenôtres; le
timonier de Jacques Cartier, Jean Morbihan, raccommodait une paire de bottes de pêche;
un domestique, Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette [7], le jeune Lucas, dit
Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, le poignard de son maître. Enfin, à un bout de la
pièce, devant une petite lampe, aux lueurs fuligineuses, s'agitait une servante, en train de
ranger de la vaisselle sur une étagère.
[Note 7: On dit mousse aujourd'hui: mais cette dénomination, qui semble venir du
hollandais, ne fut pas adoptée chez nous avant le milieu du dix-septième siècle.]
Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs costumes si caractéristiques, tous
ces objets, diversement frappés par des jets vagabonds de lumière et d'ombre, enraient un
spectacle saisissant, que dominait la belle et mâle figure de Jacques Cartier, ressortant
comme dans une auréole aux rayonnements du foyer.
Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme dans toute la force de la maturité,
d'une stature moyenne et bien prise, nerveuse, vigoureusement constituée. Son visage
était expressif, très-accentué, et la teinte brune que le haie de la mer y avait empreinte
ajoutait encore à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. Il avait le regard profond, un
peu dur, les sourcils rapprochés, les joues maigres, presque creuses; le nez long, recourbé
comme le bec d'un oiseau de proie, la lèvre inférieure légèrement proéminente ainsi que
le menton. Il portait toute sa barbe, roussâtre et clair-semée. Le haut de sa tête, couronné
par un front spacieux, sillonné de quelques rides, annonçait la promptitude, la vigueur des
résolutions, l'opiniâtreté, l'ambition. Pleine de bonté, la partie inférieure ne manquait pas
d'une certaine sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait hautement la hardiesse des
conceptions jointe à une fermeté d'exécution inébranlable.
Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits et relevés à la mode du temps; un
pourpoint de drap marron, serré à la taille par une ceinture de cuir, des braies de même
étoffe, également galonnées, et des bottes molles, à retroussis. De son pourpoint
entr'ouvert, s'échappait, en bouillonnant autour du cou, une fraise de fine
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