Jacques Cartier | Page 7

Émile Chevalier
à Saint-Malo, la vue du matelot des lointains rivages.
«Vie de matelot, passion de la mer, amour de l'orage, orgueil de l'écume salée, pêche et
bataille, amour, abordage! Honneur à Saint-Malo! Ce vaisseau est assuré par une ancre
éternelle qui touche au fond de la mer.»
Comparaison d'aussi haut style que de haute justesse surtout si l'on examine les anciennes
Vues de Saint-Malo: le rocher sur lequel s'élève la ville a la forme d'un navire, qu'une
chaîne énorme,--le Sillon,--retiendrait à la terre ferme.
Cette ville, si légitimement réputée, et dont tout coeur français a droit d'être fier, ne date
guère que du huitième siècle. Fondée par les évêques d'Aleth, avec les décombres mêmes
de la cité de ce nom, voisine alors aujourd'hui disparue, elle se composa d'abord d'un
monastère, placé à la crête du rocher Saint-Aaron, et protégé par une forte muraille, dans
l'enceinte et autour de laquelle s'élevèrent peu à peu des cabanes de pêcheurs. Maintenant
encore il est, je crois, facile de reconstruire par la pensée cette enceinte primitive, qui
devait être circonscrite par les rues actuelles du Boyer, Sainte-Anne, Saint-Benoît,
Danican et une partie de la rue consacrée à la mémoire de ce Porcon de la Babinais, que
M. Cunat qualifie si proprement de Regulus malouin.
Quoi qu'il en soit, favorisé par la bonté de son port et son heureuse situation à
l'embouchure de la Rance, Saint-Malo, qui avait été baptisé du nom de son premier
évêque, crût rapidement en grandeur, en prospérité sous la domination et la juridiction
cléricales.
«Grâce, dit son historien, à la modicité du prix exigé par les seigneurs ecclésiastiques
pour accorder ce que l'on a appelé depuis congé d'amiral, le commerce maritime prit
bientôt de l'extension.» Dès le milieu du treizième siècle, les Malouins allaient en course
et méritaient le titre de troupes légères de la mer; en 1241, ils s'associaient à la Ligue
anséatique; sous saint Louis, ils prenaient une part active aux Croisades; puis ils se
lançaient vaillamment, opiniâtrement dans cette lutte sanglante qui, pendant près de deux
cents ans, désola la France et l'Angleterre.

Plusieurs fois assiégée, prise et saccagée durant ces guerres formidables, la ville de
Saint-Malo ne développa pas moins sa population, sa richesse, sa puissance. Tandis que
le pavillon britannique flottait sur Paris et sur toutes les forteresses normandes, le
cardinal-évêque Guillaume de Montfort arma quelques nefs à Saint-Malo, battit et
dispersa la flotte anglaise qui bloquait le Mont-Saint-Michel. En récompense de cette
victoire, Charles VII rendit, le 6 août 1425, un décret par lequel les vaisseaux malouins
seraient exempts pendant trois années de toute imposition dans les ports soumis à la
couronne.
Cet édit et les lettres de franchise accordées par le duc François Ier de Bretagne, en 1446
et 1447, aux habitants de Saint-Malo furent très-avantageux au commerce. Aussi
l'agrandissement de la ville nécessita-t-il bientôt des fortifications nouvelles.
Suivant une tradition, dont l'autorité me paraît suspecte, les Malouins étendaient déjà si
loin leurs excursions maritimes que, dès 1492, l'année même de l'arrivée de Colomb dans
la mer des Antilles, ils auraient, «de concert avec les Dieppois et les Biscayens,»
découvert l'île de Terreneuve et quelques côtes du bas-Canada. A cette époque, cependant,
les navigateurs de Saint-Malo s'étaient acquis une notoriété rare, et leur havre passait
pour l'un des plus considérables du continent.
Deux ans plus tard, le 31 décembre 1494, naissait
Jacques Cartier, le futur explorateur du Saint-Laurent--le héros de ce récit.
Saint-Malo, dont la population monta (en 1700) jusqu'à près de 20,000 âmes, intra muros,
et dont les relations se prolongeaient dans toutes les mers connues; Saint-Malo qui, avant
la paix honteuse de 1763, avait, en quatre années, armé 40 navires pour les Antilles, 33
pour la côte de Guinée, 438 pour Terreneuve et le Canada, non compris de nombreuses
expéditions pour les Grandes-Indes et la Chine; Saint-Malo, à présent déchu de sa
splendeur, et dont, le vaste port, à demi désert, les somptueux bâtiments abandonnés et
noircis par le temps, semblent en deuil de la vie absente, de leurs hôtes disparus;
Saint-Malo, dont le recensement donne à peine aujourd'hui 10,000 habitants, était tout
aussi peuplé, mais bien autrement animé, bien autrement affairé au milieu du seizième
siècle.
Que, sous le rapport du pittoresque, du l'élégance, la ville de la Renaissance ou du moyen
âge eût paru a un poète, supérieure à la ville moderne! Malgré ses quais magnifiques, ses
superbes remparts, sa Bourse, son Intendance, ses monumentales constructions rectilignes,
de la défunte Compagnie des Indes, sur les rues de Chartres et d'Orléans, ses hautes
maisons du temps de Louis XV, son beau chantier de marine, son môle des Noirs, les
bassins grandioses qu'on a substitués à son havre de marée, malgré son Casino, ses bains
de mer, malgré même son railroad,--celle-ci peut faire regretter celle-là, avec ses grèves
abruptes, ses ruelles escarpées, hérissées
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