Israël en Égypte | Page 6

Maurice Bouchor
et sur lesquels je n'ai pas à revenir, nous avaient mis en appétit de musique: mais la faim la plus vorace trouverait de quoi s'apaiser dans les choeurs _d'Isra?l en égypte_, substantiels en diable, et où il y a, certes, à boire et à manger. On nous joua, pour nous mettre en go?t, le début d'un magnifique concerto d'orgue (en sol mineur). H?ndel, lorsqu'il dirigeait ses oratorios, tenait l'orgue; et, entre leurs diverses parties, il jouait des concertos avec accompagnement d'orchestre. Il en existe, je crois, dix-huit, qui sont de la plus grande beauté. Un personnage nommé Fétis a commis l'inqualifiable anerie (je prends ce mot dans le sens, généralement usité, de grossière sottise, mais j'en demande bien pardon à l'humble et douce bête qui fut, au jour des Rameaux, la monture de Notre-Seigneur), cet homme, dis-je, a commis l'anerie monstrueuse de déclarer que ces concertos n'étaient point dans le grand style de l'orgue. La vérité est qu'ils renferment des allegros, gavottes et bourrées qui sont d'une joie titanique; et les cuistres tels que Fétis ne comprennent guère que l'on puisse être grand si l'on n'est pas funèbrement grave. C'est le contraire qui serait plut?t vrai. H?ndel, parce qu'il était robuste et grand, avait en lui une profonde source de joie. Il a des inventions ineffablement comiques; mais ce comique-là dériderait le Jérémie de la Chapelle Sixtine. Même, au rythme de ses gigantesques bourrées, on verrait tourner et bondir ensemble tous les prophètes et toutes les sibylles. Vous me comprendrez, Baille, vous qui écrasez les claviers de l'orgue avec tant de joie, et que les rabelaisiennes gaietés de Bach et de H?ndel font rire jusqu'aux oreilles, ? vieux satyre de Michel-Ange!
Du reste, le largo qu'on nous exécuta était d'un tout autre caractère: solennel dans le début, où retentissent les trilles mordants du hautbois et où s'élance comme une fusée la gamme ascendante de tout l'orchestre; d'une angélique suavité dans la réponse de l'orgue; implacablement rythmé dans cette descente des instruments à cordes que les archets raclent alors avec une si brutale franchise; et, parmi ces inspirations diverses qui reparaissent tour à tour, plein d'une mystérieuse rêverie. Il est singulier que la musique puisse nous émouvoir autant sans que nous sachions le moins du monde de quoi elle nous entretient.
Le choeur se leva, et, après un court récit du ténor, il entonna une lamentation inou?e, qui est peut-être ce qu'il y a de plus sublime dans l'ouvrage entier. Elle fait penser au double choeur qui ouvre la grande Passion de Bach, et qui me semble dépasser tout ce qui a été fait dans la musique. La supériorité demeure à Bach, au double point de vue de l'architecture, vertigineuse dans le portail de la Passion, et aussi de la profondeur des sentiments; mais la supériorité de Bach n'est certes pas écrasante, et peut-être fallait-il autant de génie--un génie tout autre, mais aussi rare--pour écrire le choeur d'entrée d'_Isra?l en égypte_. L'inspiration, comme le sujet l'exige, est ici moins universelle; mais si ce n'est pas l'humanité entière qui est appelée au salut, c'est tout un peuple dont le coeur éclate en sanglots et qui fait monter vers son Dieu le cri d'une douleur immense. Il n'y a rien de plus grand.
?Et les enfants d'Isra?l gémissaient à cause de leur servitude.? Parmi les huit voix du choeur, seuls, les contralti du premier groupe font entendre cette plainte lente et grave, d'une indicible tristesse. Un motif plus rapide, qui bient?t sera reproduit par les voix, se dessine à l'orchestre et toutes les femmes, à l'unisson, chantent sur une mélopée d'où la note sensible est exclue et qui a une apre saveur de plain-chant: ?Et leur cri monta jusqu'à Dieu!? Personne ne s'aviserait de songer à l'époque où cette musique fut écrite: Isra?l se lamente, et Dieu écoute. Sur le thème plus vif qui a été exposé à l'orchestre les voix claires, soprani et ténors, disent la dureté des fils de Cham et la cruelle servitude d'Isra?l: ?Ils les accablèrent de corvées; ils les firent peiner durement.? Les contralti prennent le même motif et, tandis que toutes ces voix se mêlent dans un puissant tumulte dominé par les soprani qui s'élèvent aux régions aigu?s, les basses, jusque-là silencieuses, reprennent avec lenteur la sauvage introduction: ?Et leur cri monta jusqu'à Dieu...?
L'exposé que je viens de faire peut donner une faible idée de l'art avec lequel le ma?tre se servait des voix. On répète à satiété que H?ndel est fort simple; et ce haut éloge, dans la bouche de quelques-uns, devient une critique. Mais il faudrait dire que cette simplicité est en partie le résultat d'une science prodigieuse. Bach a une plus grande variété de combinaisons; il s'ingénie davantage; mais j'estime que H?ndel, avec des moyens moins compliqués, produit d'aussi puissants effets. Il faut ajouter que sa musique,
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