Isidora | Page 8

George Sand
vapeurs, que la gelée les atteint peu. Les jardiniers excellent dans
l'art de disposer les massifs. Ce n'est plus la symétrie de nos pères, ce
n'est pas le désordre et le hasard des accidents naturels: c'est quelque
chose entre les deux, une propreté extrême jointe à un laisser-aller
charmant. On sait tirer parti du moindre coin, et ménager une
promenade facile dans les allées sinueuses sur un espace de cinquante
pieds carrés.
Celui de la maison que j'habite est fort négligé et comme abandonné
depuis l'été. On fait de grandes réparations au rez-de-chaussée; on
change, je crois, la disposition de l'appartement qui commande à ce
jardin. Les travaux sont interrompus en ce moment-ci, j'ignore
pourquoi. Mais je n'entends plus le bruit des ouvriers, et le jardin est
continuellement désert. Je le regarde souvent, et j'y découvre mille
secrètes beautés que je ne soupçonnais pas, quelque chose de
mystérieux, une solennité vraiment triste et douce, quand la vapeur

blanche du soir nage autour de ces troncs noirs et lisses que la mousse
n'insulte jamais. Les herbes sauvages, l'euphorbe, l'héliotrope d'hiver, et
jusqu'au chardon rustique, ont déjà envahi les plates-bandes. Le
feuillage écarlate du sumac lutte contre les frimas; l'arbuste chargé de
perles blanches et dépouillé de feuilles, ressemble à un bijou de
joaillerie, et la rose du Bengale s'entr'ouvre gaiement et sans crainte au
milieu des morsures du verglas.
Ce matin j'ai remarqué qu'on avait enlevé les portes du rez-de-chaussée,
et qu'on pouvait traverser ce local en décombre pour arriver au jardin.
Je l'ai fait machinalement, et j'ai pénétré dans cet Éden solitaire où les
bruits des rues voisines arrivent à peine. Je pensais à ces vers de
Boileau sur les aises du riche citadin:
Il peut, dans son jardin tout peuplé d'arbres verts Retrouver les étés au
milieu des hivers, Et foulant le parfum de ses plantes chéries, Aller
entretenir ses douces rêveries.
Et j'ajoutais en souriant sans jalousie:
Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu, Je me loge où je puis
comme il plaît à Dieu.
Je venais de faire le tour de cet enclos, non sans effaroucher les merles
qui pullulent dans les jardins de Paris et qui se levaient en foule à mon
approche, lorsque j'ai trouvé, le long du mur mitoyen, une petite porte
ouverte, donnant sur le grand jardin de ma riche voisine. Il y avait là
une brouette en travers et tout à côté un jardinier qui achevait de
charger pour venir jeter dans l'enclos abandonné les cailloux et les
branches mortes de l'autre jardin. Je suis entré en conversation avec cet
homme sur la taille des gazons, puis sur celle des arbres, puis sur l'art
de greffer. Leurs procédés ici sont d'une hardiesse rare. Ils taillent,
plantent et sèment presque en toute saison. Ce jardinier aimait à se faire
écouter: mon attention lui plaisait; il a fait un peu le pédant, et
l'entretien s'est prolongé, je ne sais comment, jusqu'à ce que mon petit
ami le jockey soit venu s'en mêler. Le beau lévrier Fly s'est mis aussi de
la partie; il est entré curieusement dans le jardin de mon côté, et après
m'avoir flairé avec méfiance, il a consenti à rapporter des branches que
je lui jetais. Je sentais vaguement que Madame n'était pas loin, et
j'avais grande envie de la voir. Mais je n'osais dépasser le seuil de mon
enclos, bien que l'enfant m'invitât à jeter un coup d'oeil sur le beau
jardin et à m'avancer jusque dans l'allée. Le drôle me faisait les

honneurs de ce paradis pour me remercier apparemment de lui avoir
fait ceux d'une chaise dans ma mansarde. Il m'a pris en amitié pour cela,
et, après tout, c'est un enfant intelligent et bon, que la servitude n'a pas
encore dépravé; il a été plus sensible, je le vois, à un témoignage de
fraternité, qu'il ne l'eût été peut-être à une gratification que je ne
pouvais lui donner.
«Entrez donc, monsieur Jacques, me disait-il, madame ne grondera pas;
vous verrez comme c'est beau ici, et comme Fly court vile dans la
grande allée...»
Tout à coup Madame sort d'un sentier ombragé et se présente à dix pas
devant moi. L'enfant court à elle avec la confiance qu'un fils aurait
témoignée à sa mère. Cela m'a touché.
«Tenez, Madame, criait-il, c'est M. Jacques Laurent qui n'ose pas entrer
pour voir le jardin. N'est-ce-pas que voulez bien?»
Madame approche avec une gracieuse lenteur.
«Il paraît que monsieur est un amateur, ajoute le jardinier. Il entend
fameusement l'horticulture.»
Le brave homme se contentait de peu. Il avait pris ma patience à
l'écouter pour une grande preuve de savoir.
--Monsieur Laurent, dit la dame, je suis fort aisée de vous rencontrer.
Entrez, je vous en prie, et promenez-vous tant que vous voudrez.
--Madame, vous êtes mille fois trop bonne;
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 76
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.