Isidora | Page 9

George Sand
mais je n'ai pas eu
l'indiscrétion d'en exprimer le désir. C'est cet enfant qui, par bon coeur,
me l'a proposé.
--Mon Dieu, reprend-elle, un grand jardin à Paris est une chose
agréable et précieuse. J'ai appris que vous sortiez rarement de votre
appartement, et que vous passiez une partie des nuits à travailler. Je
dispose de cet endroit-ci, je serai charmée que vous y trouviez un peu
d'air et d'espace. Profitez de l'occasion, vous ajouterez à la gratitude
que je vous dois déjà.
Et, me saluant avec un charme indicible, elle s'est éloignée.

Je me suis alors promené par tout le jardin. Elle n'y était plus. Le
jockey et le jardinier m'ont conduit dans la serre. C'est un lieu de
délices, quoique dans un fort petit local. Une fontaine de marbre blanc
est au milieu, tout ombragée des grandes feuilles de bananier, toute
tapissée des festons charmants des plantes grimpantes. Une douce
chaleur y règne, des oiseaux exotiques babillent dans une cage dorée, et
de mignons rouges-gorges se sont volontairement installés dans ce
boudoir parfumé, dont ils ne cherchent pas à sortir quand on ouvre les
vitraux. Quel goût et quelle coquetterie dans l'arrangement de ces purs
camélias et de ces cactus étincelants! Quels mimosas splendides, quels
gardénias embaumés! Le jardinier avait raison d'être fier. Ces gradins
de plantes dont on n'aperçoit que les fleurs, et qui forment des allées,
cette voûte de guirlandes sous un dôme de cristal, ces jolies corbeilles
suspendues, d'où pendent des plantes étranges d'une végétation
aérienne, tout cela est ravissant. Il y avait un coussin de velours bleu
céleste sur le banc de marbre blanc, à côté de la cuve que traverse un
filet d'eau murmurante. Un livre était posé sur le bord de cette cuve. Je
n'ai pas osé y toucher; mais je me suis penché de côté pour regarder le
titre: c'était le Contrat social.
--C'est le livre de madame, a dit l'enfant; elle l'a oublié. C'est là sa place,
c'est là qu'elle vient lire toute seule, bien longtemps, tous les jours.
--C'est peut-être ma présence qui l'en chasse; je vais me retirer.
Et j'allais le faire, lorsque, pour la seconde fois, elle m'est apparue. Le
jardinier s'est éloigné par respect, le jockey pour courir après Fly, et la
conversation s'est engagée entre elle et moi, si naturellement, si
facilement, qu'on eût dit que nous étions d'anciennes connaissances.
Les manières et le langage de cette femme sont d'une élégance et en
même temps d'une simplicité incomparables. Elle doit être d'une
naissance illustre, l'antique majesté patricienne réside sur son front, et
la noblesse de ses manières atteste les habitudes du plus grand monde.
Du moins de ce grand monde d'autrefois, où l'on dit que l'extrême bon
ton était l'aisance, la bienveillance et le don de mettre les autres à l'aise.
Pourtant je n'y étais pas complètement d'abord; je craignais d'avoir
bientôt, malgré toute cette grâce, ma dignité à sauver un quelque essai

de protection. Mais ce reste de rancune contre sa race me rendait injuste.
Celle femme est au-dessus de toute grandeur fortuite, comme de toute
faveur d'hérédité. Ce qu'elle inspire d'abord, c'est le respect, et bientôt
après, c'est la confiance et l'affection, sans que le respect diminue.
--Ce lieu-ci vous plaît, m'a-t-elle dit; hélas! je voudrais être libre de le
donner à quelqu'un qui sût en profiter. Quant à moi, j'y viens en vain
chercher le ravissement qu'il vous inspire. On me conseille, pour ma
santé, d'en respirer l'air, et je n'y respire que la tristesse.
--Est-il possible?... Et pourtant c'est vrai! ai-je ajouté en regardant son
visage pâle et ses beaux yeux fatigués. Vous n'êtes pas bien portante, et
vous n'avez pas de bonheur.
--Du bonheur, Monsieur! Qui peut être riche ou pauvre et se dire
heureux! Pauvre on a des privations; riche on a des remords. Voyez ce
luxe, songez à ce que cela coûte, et sur combien de misères ces délices
sont prélevées!
--Vrai, Madame, vous songez à cela?
--Je ne pense pas à autre chose, Monsieur. J'ai connu la misère, et je
n'ai pas oublié qu'elle existe. Ne me faites pas l'injure de croire que je
jouisse de l'existence que je mène; elle m'est imposée, mais mon coeur
ne vit pas de ces choses-là...
--Votre coeur est admirable!...
--Ne croyez pas cela non plus, vous me feriez trop d'honneur. J'ai été
enivrée quand j'étais plus jeune. Ma mollesse et mon goût pour les
belles choses combattaient mes remords et les étouffaient quelquefois.
Mais ces jouissances impies portent leur châtiment avec elles. L'ennui,
la satiété, un dégoût mortel sont venus peu à peu les flétrir; maintenant
je les déteste et je les subis comme un supplice, comme une expiation.
Elle m'a dit encore beaucoup d'autres choses admirables que je ne
saurais transcrire comme elle les a dites. Je craindrais de les gâter,
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