Isidora | Page 5

George Sand
son mari
est chef; le pauvre est femme, puisque l'enseignement, le
développement, est refusé à son intelligence, et que le coeur seul vit en
lui.
Examinons ces rapports profonds et délicats qui me frappent, et qui
peuvent me conduire à une solution.
Les voies incidentes sont parfois les plus directes. Recherchons
d'abord.

CAHIER N° 2.--JOURNAL.
29.
--J'ai été interrompu ce matin par une scène douloureuse et que j'avais
trop prévue. Le vieillard, dont une cloison me sépare, a été sommé,
pour la dernière fois, de payer son terme arriéré de deux mois, et la
voix discordante de la portière m'a tiré de mes rêveries pour me rejeter
dans la vie d'émotion. Ce vieux malheureux demandait grâce.
Il a des neveux assez riches, dit-il, et qui ne le négligeront pas toujours.
Il leur a écrit. Ils sont en province, bien loin; mais ils répondront, et il
paiera si on lui et donne le temps.
Sans avoir de neveux, je suis dans une position analogue. Le notaire qui
touche mon mince revenu de campagne m'oublie et me néglige. Il ne le
ferait pas si j'étais un meilleur client, si j'avais trente mille livres de
rente. Heureusement pour moi, mon loyer n'est pas arriéré; mais je me
trouve dans l'impossibilité maintenant de payer celui de mon vieux
voisin. J'ai offert d'être sa caution; mais la malheureuse portière, cette
triste et laide madame Germain, que la nécessité condamne à faire de sa

servitude une tyrannie, a jeté un regard de pitié sur mes pauvres
meubles, dont maintes fois elle a dressé l'inventaire dans sa pensée; et
d'une voix âpre, avec un regard où la défiance semblait chercher à
étouffer un reste de pitié, elle m'a répondu que je n'avais pas un
mobilier à répondre pour deux, et qu'il lui était interdit d'accepter la
caution des locataires du cinquième les uns pour les autres. Alors,
touché de la situation de mon voisin, j'ai écrit au propriétaire un billet
dont j'attache ici le brouillon avec une épingle.
«Madame,
«Il y a dans votre maison de la rue de ***, n° 4, un pauvre homme qui
paie quatre-vingts francs de loyer, et qu'on va mettre dehors parce que
son paiement est arriéré de deux mois. Vous êtes riche, soyez pitoyable;
ne permettez pas qu'on jette sur le pavé un homme de soixante-quinze
ans, presque aveugle, qui ne peut plus travailler, et qui ne peut même
pas être admis à un hospice de vieillards, faute d'argent et de
recommandation. Ou prenez-le sous votre protection (les riches ont
toujours de l'influence), et faites-le admettre à l'hôpital, ou accordez-lui
son logement. Si vous ne voulez pas, acceptez ma caution pour lui. Je
ne suis pas riche non plus, mais je suis assuré de pouvoir acquitter sa
dette dans quelque temps. Je suis un honnête homme; ayez un peu de
confiance, si ce n'est un peu de générosité.»
«JACQUES LAURENT.»

CAHIER N° 1.--TRAVAIL.
Un être qui ne vivrait que par le sentiment, et chez qui l'intelligence
serait totalement inculte, totalement inactive, serait, à coup sûr, un être
incomplet. Beaucoup de femmes sont probablement dans ce cas. Mais
n'est-il pas beaucoup d'hommes en qui le travail du cerveau a
totalement atrophié les facultés aimantes? La plupart des savants, ou
seulement des hommes adonnés à des professions purement lucratives,
à la chicane, à la politique ambitieuse, beaucoup d'artistes, de gens de
lettres, ne sont-ils pas dans le même cas? Ce sont des êtres incomplets,
et, j'ose le dire, le plus fâcheusement, le plus dangereusement
incomplets de tous! Or donc, l'induction des pédants, qui concluent de
l'inaction sociale apparente de la femme, qu'elle est d'une nature
inférieure, est d'un raisonnement...

CAHIER N° 2.--JOURNAL.
30 décembre.
Absurde! Évidemment je l'ai été. Ces valets m'auront pris pour un
galant de mauvaise compagnie, qui venait risquer quelque insolente
déclaration d'amour à la dame du logis. Vraiment, cela me va bien!
Mais je n'en ai pas moins été d'une simplicité extrême avec mes bonnes
intentions. La dame m'a paru belle quand je l'ai aperçue dans son jardin.
Son mari est jaloux, je vois ce que c'est... Ou peut-être ce propriétaire
n'est-il pas un mari, mais un frère. Le concierge souriait
dédaigneusement quand je lui demandais à parler à madame la
comtesse; et cette soubrette qui m'a repoussé de l'antichambre avec de
grands airs de prude... Il y avait un air de mystère dans ce pavillon entre
cour et jardin, dont j'ai à peine eu le temps de contempler le péristyle,
quelque chose de noble et de triste comme serait l'asile d'une âme
souffrante et fière... Je ne sais pourquoi je m'imagine que la femme qui
demeure là n'est pas complice des crimes de la richesse. Illusion
peut-être! N'importe, un vague instinct me pousse à mettre sous sa
protection le malheureux vieillard que je ne puis sauver moi-même.
3l
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