Isidora | Page 4

George Sand
à l'homme par conséquent; et je saurais alors établir
ces différences qui marquent les sexes de signes divins, et qui les
revêtent de fonctions diverses sans élever l'un au-dessus de l'autre dans
l'ordre des êtres humains. Mais je ne sais point expliquer ces
différences, et je ne suis assez lié avec aucune femme pour qu'elle
puisse m'ouvrir son âme et m'éclairer sur ses véritables aptitudes.
Étudierai-je la femme seulement dans l'histoire? Mais l'histoire n'a
enregistré que de puissantes exceptions. Le rôle de la femme du peuple,
de la masse féminine, n'a pas d'initiative intellectuelle dans l'histoire.
Depuis huit jours que la boue et le froid noir me retiennent prisonnier,
je n'ai pas vu d'autre visage féminin que celui de ma vieille portière:
serait-ce là une femme? Ce monstre me fait horreur. C'est l'emblème de
la cupidité, et pourtant elle est d'une probité à toute épreuve; mais c'est
la probité parcimonieuse des âmes de glace, c'est le respect du tien et
du mien poussé jusqu'à la frénésie, jusqu'à l'extravagance.
Être réduit par la pauvreté à regarder comme un bienfaiteur un être
semblable, parce qu'il ne vous prend rien de ce qui n'est pas son salaire!
Mais quelle âpreté au salaire résulte de ce respect fanatique pour la
propriété! Elle ne me volerait pas un centime, mais elle ne ferait point
trois pas pour moi sans me les taxer parcimonieusement. Avec quelle
cruauté elle retient les nippes des malheureux qui habitent les
mansardes voisines lorsqu'ils ne peuvent payer leur terme! Je sais que
cette cruauté lui est commandée; mais quels sont donc alors les
bourreaux qui font payer le loyer de ces demeures maudites? et n'est-il
pas honteux qu'on arme ainsi le frère contre le frère, le pauvre contre le
pauvre! Eh quoi! les riches qui ont tout, qui paient si cher aux étages
inférieurs, dans ces riches quartiers, ne suffisent pas pour le revenu de

la maison, et on ne peut faire grâce au prolétaire qui n'a rien, de
cinquante francs par an! on ne peut pas même le chasser sans le
dépouiller!
Ce matin on a saisi les haillons d'une pauvre ouvrière qui s'enfuyait: un
châle qui ne vaut pas cinq francs, une robe qui n'en vaut pas trois! Le
froid qui règne n'a pas attendri les exécuteurs. J'ai racheté les haillons
de l'infortunée. Mais de quoi sert que quelques êtres sensés aient
l'intention de réparer tant de crimes? Ceux-là sont pauvres. Demain, si
on fait déloger le vieillard qui demeure à côté de ma cellule, je ne
pourrai pas l'assister. Après-demain, si je n'ai pas trouvé de quoi payer
mon propre loyer, on me chassera moi-même, et on retiendra mon
manteau.
Ce matin, la portière qui range ma chambre m'a dit en m'appelant à la
fenêtre:
«Voici madame qui se promène dans son jardin.»
Ce jardin, vaste et magnifique, est séparé par un mur du petit jardin
situé au-dessous de moi. Les deux maisons, les deux jardins sont la
même propriété, et, de la hauteur où je suis logé, je plonge dans l'une
comme dans l'autre. J'ai regardé machinalement. J'ai vu une femme qui
m'a paru fort belle, quoique très-pâle et un peu grasse. Elle traversait
lentement une allée sablée pour se rendre à une serre dont j'aperçois les
fleurs brillantes, quand un rayon de soleil vient à donner sur le vitrage.
Encore irrité de ce qui venait de se passer, j'ai demandé à la sorcière si
sa maîtresse était aussi méchante qu'elle.
--Ma maîtresse? a-t-elle répondu d'un air hautain, elle ne l'est pas: je ne
connais que monsieur, je ne sers que monsieur.
--Alors, c'est monsieur qui est impitoyable?
--Monsieur ne se mêle de rien; c'est son premier locataire qui
commande ici, heureusement pour lui; car monsieur n'entend rien à ses
affaires et achèverait de se _faire dévorer_.
Voilà un homme en grand danger, en effet, si mon voisin lui fait
banqueroute de vingt francs!

CAHIER N° 4.--TRAVAIL.
.....Je ne puis nier ces différences, bien que je ne les aperçoive pas et
qu'il me soit impossible de les constater par ma propre expérience.
L'être moral de la femme diffère du nôtre, à coup sûr, autant que son

être physique. Dans le seul fait d'avoir accepté si longtemps et si
aveuglément son état de contrainte et d'infériorité sociale, il y a quelque
chose de capital qui suppose plus de douceur ou plus de timidité qu'il
n'y en a chez l'homme.
Cependant le pauvre aussi, le travailleur sans capital, qui certes n'est
pas généralement faible et pusillanime, accepte depuis le
commencement des sociétés la domination du riche et du puissant.
C'est qu'il n'a pas reçu, plus que la femme, par l'éducation, l'initiation à
l'égalité...
Il y a de mystérieuses et profondes affinités entre ces deux êtres, le
pauvre et la femme.
La femme est pauvre sous le régime d'une communauté dont
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