Isabelle | Page 7

André Gide
laisserons donc relevé.
J'aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l'oeil.
(Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon
travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en
hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m'importuner, détournait les
yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture.)
Il s'occupa tout aussitôt de mettre à ma facile disposition les livres et
les manuscrits qui pouvaient m'intéresser; la plupart se trouvaient serrés
dans le cartonnier de la petite pièce; leur nombre et leur importance
dépassait tout ce que m'avait annoncé M. Desnos; il m'allait falloir au
moins une semaine pour relever les précieuses indications que j'y
trouverais. Enfin M. Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une très petite
armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l'Aigle de
Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des
sermons qu'ils avaient inspirés. Je m'étonnai qu'Albert Desnos n'eût pas
tiré parti de ces indications dans ses travaux; mais ce livre n'était tombé
que depuis peu entre les mains de M. Floche.
--J'ai bien entrepris, continua-t-il, un mémoire à son sujet; et je me
félicite aujourd'hui de n'en avoir encore donné connaissance à personne,
puisqu'il pourra servir à votre thèse en toute nouveauté!
Je me défendis de nouveau:

--Tout le mérite de ma thèse, c'est votre obligeance que je le devrai. Au
moins en accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche, comme une
faible marque de ma reconnaissance?
Il sourit un peu tristement:
--Quand on est si près de quitter la terre, on sourit volontiers à tout ce
qui promet quelque survie.
Je crus malséant de surenchérir à mon tour.
--A présent, reprit-il, vous allez prendre possession de la bibliothèque,
et vous ne vous souviendrez de ma présence que si vous avez quelque
renseignement à me demander. Emportez les papiers qu'il vous faut ...
Au revoir!... et comme en descendant les trois marches, je retournais
vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux: --A tantôt!--
J'emportai dans la grande pièce les quelques papiers qui devaient faire
l'objet de mon premier travail. Sans m'écarter de la table devant
laquelle j'étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa
portioncule: il s'agita quelques instants; ouvrant et refermant des tiroirs,
sortant des papiers, les rentrant, faisant mine d'homme affairé ... Je
soupçonnais en vérité qu'il était fort troublé, sinon gêné par ma
présence et que, dans cette vie si rangée le moindre ébranlement
risquait de compromettre l'équilibre de la pensée. Enfin il s'installa,
plongea jusqu'à mi-jambes dans la chancelière, ne bougea plus ...
De mon côté je feignais de m'absorber dans mon travail; mais j'avais
grand'peine à tenir en laisse ma pensée; et je n'y tâchais même pas; elle
tournait autour de la Quartfourche, ma pensée, comme autour d'un
donjon dont il faut découvrir l'entrée. Que je fusse subtil, c'est ce dont il
m'importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous
allons donc te voir à l'oeuvre. Décrire! Ah, fi! ce n'est pas de cela qu'il
s'agit, mais bien de découvrir la réalité sous l'aspect ... En ce court laps
de temps qu'il t'est permis de séjourner à la Quartfourche, si tu laisses
passer un geste, un tic sans t'en pouvoir donner bientôt l'explication
psychologique, historique et complète, c'est que tu ne sais pas ton
métier.

Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche; il s'offrait à moi de
profil; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils
buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour
mâcher une chique ... et je pensais que rien ne rend plus impénétrable
un visage que le masque de la bonté.
La cloche du second déjeuner me surprit au milieu de ces réflexions.

III
C'est à ce déjeuner que, sans précaution oratoire, brusquement,
Monsieur Floche m'amena en présence du ménage Saint-Auréol. L'abbé
du moins, la veille au soir, aurait bien pu m'avertir. Je me souviens
d'avoir éprouvé la même stupeur, jadis, quand, pour la première fois, au
Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phoenicopterus
antiquorum ou flamant à spatule (1). Du baron ou de la baronne je
n'aurais su dire lequel était le plus baroque; ils formaient un couple
parfait; tout comme les deux Floche, du reste: au Muséum on les eût
mis sous vitrine l'un contre l'autre sans hésiter; près des "espèces
disparues". J'éprouvai devant eux d'abord cette sorte d'admiration
confuse qui, devant les oeuvres d'art accompli ou devant les merveilles
de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, stupides et incapables
d'analyse. Ce n'est que lentement que je parvins à décomposer mon
impression ...
(1) Gérard fait erreur: le phoenicopterus antiquorum n'a pas le bec en
spatule.
Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait culottes courtes, souliers à
boucle très apparente, cravate
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