Isabelle | Page 4

André Gide
m'a conduit? demandai-je.
--Et c'est aussi le jardinier; car ses fonctions de cocher ne l'occupent
guère.
--Il m'a dit en effet que la calèche ne sortait pas souvent.
--Chaque fois qu'elle sort c'est un événement historique. D'ailleurs
Monsieur de Saint-Auréol n'a depuis longtemps plus d'écurie; dans les
grandes occasions, comme ce soir, on emprunte le cheval du fermier.
--Monsieur de Saint-Auréol? répétai-je, surpris.
--Oui, dit-il, je sais que c'est Monsieur Floche que vous venez voir;
mais la Quartfourche appartient à son beau-frère. Demain vous aurez
l'honneur d'être présenté à Monsieur et à Madame de Saint-Auréol.
--Et qui est Monsieur Casimir? dont je ne sais qu'une chose, c'est qu'il

prend du racahout le matin.
--Leur petit-fils et mon élève. Dieu me permet de l'instruire depuis trois
ans. Il avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction
modeste, comme s'il s'était agi d'un prince du sang.
--Ses parents ne sont pas ici? demandai-je.
--En voyage. Il serra les lèvres fortement puis reprit aussitôt:
--Je sais, Monsieur, quelles nobles et saintes études vous amènent ...
--Oh! ne vous exagérez pas leur sainteté, interrompis-je aussitôt en riant,
c'est en historien seulement qu'elles m'occupent.
--N'importe, fit-il, écartant de la main toute pensée désobligeante;
l'histoire a bien aussi ses droits. Vous trouverez en Monsieur Floche le
plus aimable et le plus sûr des guides.
--C'est ce que m'affirmait mon maître, Monsieur Desnos.
--Ah! Vous êtes élève d'Albert Desnos? Il serra les lèvres de nouveau.
J'eus l'imprudence de demander:
--Vous avez suivi de ses cours?
--Non! fit-il rudement. Ce que je sais de lui m'a mis en garde ... C'est un
aventurier de la pensée. A votre âge on est assez facilement séduit par
ce qui sort de l'ordinaire ... Et, comme je ne répondais rien:--Ses
théories ont d'abord pris quelque ascendant sur la jeunesse; mais on en
revient déjà, m'a-t-on dit.
J'étais beaucoup moins désireux de discuter que de dormir. Voyant qu'il
n'obtiendrait pas de réplique:
--Monsieur Floche vous sera de conseil plus tranquille, reprit-il; puis,
devant un bâillement que je ne dissimulai point:
--Il se fait assez tard: demain, si vous le permettez, nous trouverons

loisir pour reprendre cet entretien. Après ce voyage vous devez être
fatigué.
--Je vous avoue, Monsieur l'abbé, que je croule de sommeil.
Dès qu'il m'eut quitté, je relevai les bûches du foyer, j'ouvris la fenêtre
toute grande, repoussant les volets de bois. Un grand souffle obscur et
mouillé vint incliner la flamme de ma bougie, que j'éteignis pour
contempler la nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le
devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans
doute jouir d'une vue plus étendue; mon regard était aussitôt arrêté par
des arbres; au-dessus d'eux, à peine restait-il la place d'un peu de ciel
où le croissant venait d'apparaître, recouvert par les nuages presque
aussitôt. Il avait plu de nouveau; les branches larmoyaient encore ...
--Voici qui m'invite guère à la fête, pensai-je, en refermant fenêtre et
volets. Cette minute de contemplation m'avait transi, et l'âme encore
plus que la chair; je rabattis les bûches, ranimai le feu, et fus heureux
de trouver dans mon lit une cruche d'eau chaude, que sans doute
l'attentionnée Mademoiselle Verdure y avait glissée.
Au bout d'un instant je m'avisai que j'avais oublié de mettre à la porte
mes chaussures. Je me relevai et sortis un instant dans le couloir; à
l'autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. Sa
chambre était au-dessus de la mienne, comme me l'indiqua son pas
lourd qui, peu de temps après, commença d'ébranler le plafond. Puis il
se fit un grand silence et, tandis que je plongeais dans le sommeil, la
maison leva l'ancre pour la traversée de la nuit.

II
Je fus réveillé d'assez bon matin par les bruits de la cuisine dont une
porte ouvrait précisément sous ma fenêtre. En poussant mes volets j'eus
la joie de voir un ciel à peu près pur; le jardin, mal ressuyé d'une
récente averse, brillait; l'air était bleuissant. J'allais refermer ma fenêtre,
lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand

enfant, d'âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de
plus que son corps; tout contrefait, il portait de guingois: ses jambes
torses lui donnaient une allure extraordinaire: il avançait obliquement,
ou plutôt procédait par bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses pieds
eussent dû s'entraver ... C'était évidemment l'élève de l'abbé, Casimir.
Un énorme chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés, sautait de
conserve avec lui, lui faisait fête; l'enfant se défendait tant bien que mal
contre sa bousculante exubérance; mais au moment qu'il allait atteindre
la cuisine, culbuté par le chien, soudain je le vis rouler dans la boue.
Une maritorne épaisse s'élança, et tandis qu'elle relevait l'enfant:
--Ah ben! vous
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