Isabelle | Page 3

André Gide
barrer la route,
s'ouvrir devant nous à l'instant de notre passage, puis, aussitôt après, se
refermer.
Au bas d'une montée plus raide, la voiture s'arrêta de nouveau. Le
cocher vint à la portière et l'ouvrit, puis, sans façons:
--Si Monsieur voulait bien descendre. La côte est un peu dure pour le
cheval.--Et lui-même fit la montée en tenant par la bride la haridelle. A
mi-côte il se retourna vers moi, qui marchais en arrière:
--On est bientôt rendu, dit-il sur un ton radouci. Tenez: voilà le parc. Et
je distinguai devant nous, encombrant le ciel découvert, une sombre
masse d'arbres. C'était une avenue de grands hêtres, sous laquelle enfin

nous entrâmes, et où nous rejoignîmes la première route que nous
avions quittée. Le cocher m'invita à remonter dans la voiture, qui
parvint bientôt à la grille; nous pénétrâmes dans le jardin.
Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du
château; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je
gravis, un peu ébloui par le flambeau qu'une femme sans âge, sans
grâce, épaisse et médiocrement vêtue tenait à la main et dont elle
rabattait vers moi la lumière. Elle me fit un salut un peux sec. Je
m'inclinai devant elle, incertain ...
--Madame Floche, sans doute?...
--Mademoiselle Verdure simplement. Monsieur et Madame Floche sont
couchés. Ils vous prient d'excuser s'ils ne sont pas là pour vous recevoir;
mais on dîne de bonne heure ici.
--Vous-même, Mademoiselle, je vous aurai fait veiller bien tard.
--Oh! moi, j'y suis faite, dit-elle sans se retourner. Elle m'avait précédé
dans le vestibule.--Vous serez peut-être content de prendre quelque
chose?
--Ma foi, je vous avoue que je n'ai pas dîné.
Elle me fit entrer dans une vaste salle à manger où se trouvait préparé
un médianoche confortable.
--A cette heure, le fourneau est éteint; et à la campagne il faut se
contenter de ce que l'on trouve.
--Mais tout cela m'a l'air excellent, dis-je en m'attablant devant un plat
de viande froide. Elle s'assit de biais sur une autre chaise près de la
porte, et, pendant tout le temps que je mangeais, resta les yeux baissés,
les mains croisées sur les genoux, délibérément subalterne. A plusieurs
reprises, comme la morne conversation retombait, je m'excusai de la
retenir; mais elle me donna à entendre qu'elle attendait que j'eusse fini
pour desservir:

--Et votre chambre, comment feriez-vous pour la trouver tout seul?...
Je dépêchais et mettais bouchées doubles lorsque la porte du vestibule
s'ouvrit: un abbé entra, à cheveux gris, de figure rude mais agréable. Il
vint à moi la main tendue:
--Je ne voulais pas remettre à demain le plaisir de saluer notre hôte. Je
ne suis pas descendu plus tôt parce que je savais que vous causiez avec
Mademoiselle Olympe Verdure, dit-il, en tournant vers elle un sourire
qui pouvait être malicieux, cependant qu'elle pinçait les lèvres et faisait
visage de bois:--Mais à présent que vous avez achevé de manger,
continua-t-il tandis que je me levais de table, nous allons laisser
Mademoiselle Olympe remettre ici un peu d'ordre; elle trouvera plus
décent, je le présume, de laisser un homme accompagner Monsieur
Lacasse jusqu'à sa chambre à coucher, et de résigner ici ses fonctions.
Il s'inclina cérémonieusement devant Mademoiselle Verdure, qui lui fit
une révérence écourtée.
--Oh! je résigne; je résigne ... Monsieur l'abbé, devant vous, vous le
savez, je résigne toujours ... Puis revenant à nous brusquement:--Vous
alliez me faire oublier de demander à Monsieur Lacase ce qu'il prend à
son premier déjeuner.
--Mais, ce que vous voudrez, Mademoiselle ... Que prend-on
d'ordinaire ici?
--De tout. On prépare du thé pour ces dames, du café pour Monsieur
Floche, un potage pour Monsieur l'abbé, et du racahout pour Monsieur
Casimir.
--Et vous, Mademoiselle, vous ne prenez rien?
--Oh! moi, du café au lait, simplement.
--Si vous le permettez, je prendrai du café au lait avec vous.
--Eh! eh! tenez-vous bien, Mademoiselle Verdure, dit l'abbé en me

prenant par le bras--Monsieur Lacase m'a tout l'air de vous faire la
cour!
Elle haussa les épaules, puis me fit un rapide salut, tandis que l'abbé
m'entraînait.
Ma chambre était au premier étage, presque à l'extrémité d'un couloir.
--C'est ici, dit l'abbé en ouvrant la porte d'une pièce spacieuse
qu'illuminait un grand brasier,--Dieu me pardonne! on vous a fait du
feu!... Vous vous en seriez peut-être bien passé ... Il est vrai que les
nuits de ce pays sont humides, et la saison, cette année, est
anormalement pluvieuse ...
Il s'était approché du foyer vers lequel il tendit ses larges paumes tout
en écartant le visage, comme un dévot qui repousse la tentation. Il
semblait disposé à causer plutôt qu'à me laisser dormir.
--Oui, commença-t-il, en avisant ma malle et mon sac de nuit,--Gratien
vous a monté vos colis.
--Gratien, c'est le cocher qui
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