Introduction à létude de la médecine expérimentale | Page 6

Claude Bernard
l'expérimentateur dans la production de ce trouble des
phénomènes. Or, il sera facile de montrer que souvent l'activité
intentionnelle de l'opérateur peut être remplacée par un accident. On
pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la première définition,
des troubles survenus intentionnellement et des troubles survenus
spontanément et non intentionnellement. En effet, reprenant notre
exemple dans lequel le physiologiste coupe le nerf facial pour en
connaître les fonctions, je suppose, ce qui est arrivé souvent, qu'une
balle, un coup de sabre, une carie du rocher viennent à couper ou à
détruire le facial; il en résultera fortuitement une paralysie du
mouvement, c'est-à-dire un trouble qui est exactement le même que
celui que le physiologiste aurait déterminé intentionnellement.
Il en sera de même d'une infinité de lésions pathologiques qui sont de
véritables expériences dont le médecin et le physiologiste tirent profit,
sans que cependant il y ait de leur part aucune préméditation pour
provoquer ces lésions qui sont le fait de la maladie. Je signale dès à
présent cette idée parce qu'elle nous sera utile plus tard pour prouver
que la médecine possède de véritables expériences, bien que ces
dernières soient spontanées et non provoquées par le médecin[4].
Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion. Si en effet on
caractérise l'expérience par une variation ou par un trouble apportés
dans un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on sous- entend qu'il faut
faire la comparaison de ce trouble avec l'état normal. L'expérience
n'étant en effet qu'un jugement, elle exige nécessairement comparaison
entre deux choses, et ce qui est intentionnel ou actif dans l'expérience,
c'est réellement la comparaison que l'esprit veut faire. Or, que la
perturbation soit produite par accident ou autrement, l'esprit de
l'expérimentateur n'en compare pas moins bien. Il n'est donc pas
nécessaire que l'un des faits à comparer soit considéré comme un
trouble; d'autant plus qu'il n'y a dans la nature rien de troublé ni
d'anormal; tout se passe suivant des lois qui sont absolues, c'est-à-dire
toujours normales et déterminées. Les effets varient en raison des
conditions qui les manifestent, mais les lois ne varient pas. L'état
physiologique et l'état pathologique sont régis par les mêmes forces, et

ils ne diffèrent que par les conditions particulières dans lesquelles la loi
vitale se manifeste.
§ II. -- Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation est autre
chose que faire des expériences et faire des observations.
Le reproche général que j'adresserai aux définitions qui précèdent, c'est
d'avoir donné aux mots un sens trop circonscrit en ne tenant compte
que de l'art de l'investigation, au lieu d'envisager en même temps
l'observation et l'expérience comme les deux termes extrêmes du
raisonnement expérimental. Aussi voyons- nous ces définitions
manquer de clarté et de généralité. Je pense donc que, pour donner à la
définition toute son utilité et toute sa valeur, il faut distinguer ce qui
appartient au procédé d'investigation employé pour obtenir les faits, de
ce qui appartient au procédé intellectuel qui les met en oeuvre et en fait
à la fois le point d'appui et le criterium de la méthode expérimentale.
Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie d'une
manière générale et abstraite l'instruction acquise par l'usage de la vie.
Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il
exprime l'instruction qu'il a acquise par l'exercice de la médecine. Il en
est de même pour les autres professions, et c'est dans ce sens que l'on
dit qu'un homme a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience.
Ensuite on a donné par extension et dans un sens concret le nom
d'expériences aux faits qui nous fournissent cette instruction
expérimentale des choses.
Le mot observation, au singulier, dans son acception générale et
abstraite, signifie la constatation exacte d'un fait à l'aide de moyens
d'investigation et d'études appropriées à cette constatation. Par
extension et dans un sens concret, on a donné aussi le nom
d'observations aux faits constatés, et c'est dans ce sens que l'on dit
observations médicales, observations astronomiques, etc.
Quand on parle d'une manière concrète, et quand on dit faire des
expériences ou faire des observations, cela signifie qu'on se livre à
l'investigation et à la recherche, que l'on tente des essais, des épreuves,
dans le but d'acquérir des faits dont l'esprit, à l'aide du raisonnement,

pourra tirer une connaissance ou une instruction.
Quand on parle d'une manière abstraite et quand on dit s'appuyer sur
l'observation et acquérir de l'expérience, cela signifie que l'observation
est le point d'appui de l'esprit qui raisonne, et l'expérience le point
d'appui de l'esprit qui conclut ou mieux encore le fruit d'un
raisonnement juste appliqué à l'interprétation des faits. D'où il suit que
l'on peut acquérir de l'expérience sans faire des expériences, par cela
seul qu'on raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même
que l'on peut faire des expériences et des observations
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