Introduction à létude de la médecine expérimentale | Page 5

Claude Bernard
divisera les
parois du ventre et de l'estomac d'après des règles opératoires connues,
et il établira ce qu'on appelle une fistule gastrique. Le physiologiste

croira certainement avoir fait une expérience parce qu'il est intervenu
activement pour faire apparaître des phénomènes qui ne s'offraient pas
naturellement à ses yeux. Mais maintenant je demanderai: le docteur W.
Beaumont fit-il une expérience quand il rencontra ce jeune chasseur
canadien qui, après avoir reçu à bout portant un coup de fusil dans
l'hypocondre gauche, conserva, à la chute de l'eschare, une large fistule
de l'estomac par laquelle on pouvait voir dans l'intérieur de cet organe?
Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait pris cet
homme à son service, put étudier de visu les phénomènes de la
digestion gastrique, ainsi qu'il nous l'a fait connaître dans l'intéressant
journal qu'il nous a donné à ce sujet[3]. Dans le premier cas, le
physiologiste a agi en vertu de l'idée préconçue d'étudier les
phénomènes digestifs et il a fait une expérience active. Dans le second
cas, un accident a opéré la fistule à l'estomac, et elle s'est présentée
fortuitement au docteur Beaumont qui dans notre définition aurait fait
une expérience passive, s'il est permis d'ainsi parler. Ces exemples
prouvent donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés
d'expérience, l'activité manuelle de l'expérimentateur n'intervient pas
toujours; puisqu'il arrive que ces phénomènes peuvent, ainsi que nous
le voyons, se présenter comme des observations passives ou fortuites.
Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé un
peu différemment l'observation et l'expérience. Pour eux l'observation
consiste dans la constatation de tout ce qui est normal et régulier. Peu
importe que l'investigateur ait provoqué lui-même, ou par les mains
d'un autre, ou par un accident, l'apparition des phénomènes, dès qu'il
les considère sans les troubler et dans leur état normal, c'est une
observation qu'il fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique
que nous avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces auteurs,
observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les
phénomènes digestifs conformes à l'état naturel. La fistule n'a servi qu'à
mieux voir, et à faire l'observation dans de meilleures conditions.
L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes physiologistes,
l'idée d'une variation ou d'un trouble intentionnellement apportés par
l'investigateur dans les conditions des phénomènes naturels. Cette
définition répond en effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on

pratique en physiologie et qui pourraient s'appeler expériences par
destruction. Cette manière d'expérimenter, qui remonte à Galien, est la
plus simple, et elle devait se présenter à l'esprit des anatomistes
désireux de connaître sur le vivant l'usage des parties qu'ils avaient
isolées par la dissection sur le cadavre. Pour cela, ou supprime un
organe sur le vivant par la section ou par l'ablation, et l'on juge, d'après
le trouble produit dans l'organisme entier ou dans une fonction spéciale,
de l'usage de l'organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement
analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie. Par
exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se
distribuent à la face: le facial et la cinquième paire; pour connaître leurs
usages, on les a coupés successivement. Le résultat a montré que la
section du facial amène la perte du mouvement, et la section de la
cinquième paire, la perte de la sensibilité. D'où l'on a conclu que le
facial est le nerf moteur de la face et la cinquième paire le nerf sensitif.
Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par l'intermédiaire d'une
fistule, on ne fait qu'une observation, suivant la définition que nous
examinons. Mais si, après avoir établi la fistule, on vient à couper les
nerfs de l'estomac avec l'intention de voir les modifications qui en
résultent dans la fonction digestive, alors, suivant la même manière de
voir, on fait une expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction
d'une partie d'après le trouble que sa suppression entraîne. Ce qui peut
se résumer en disant que dans l'expérience il faut porter un jugement
par comparaison de deux faits, l'un normal, l'autre anormal.
Cette définition de l'expérience suppose nécessairement que
l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut agir,
soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de connaître ainsi le rôle
qu'il remplit dans les phénomènes de la nature. C'est même, comme
nous le verrons plus loin, sur cette possibilité d'agir ou non sur les corps
que reposera exclusivement la distinction des sciences dites
d'observation et des sciences dites expérimentales. Mais si la définition
de l'expérience que nous venons de donner diffère de celle que nous
avons examinée en premier lieu, en ce qu'elle admet qu'il n'y a
expérience que lorsqu'on peut faire varier ou qu'on décompose par une
sorte d'analyse le phénomène qu'on veut connaître, elle lui ressemble

cependant en ce qu'elle suppose toujours comme elle une activité
intentionnelle de
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