Introduction à létude de la médecine expérimentale | Page 4

Claude Bernard
les philosophes et les médecins.
§ I. -- Définitions diverses de l'observation et de l'expérience.
On a quelquefois semblé confondre l'expérience avec l'observation.
Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit: «L'observation et
l'expérience pour amasser les matériaux, l'induction et la déduction
pour les élaborer: voilà les seules bonnes machines intellectuelles.» Les

médecins et les physiologistes, ainsi que le plus grand nombre des
savants, ont distingué l'observation de l'expérience, mais ils n'ont pas
été complètement d'accord sur la définition de ces deux termes:
Zimmermann s'exprime ainsi: «Une expérience diffère d'une
observation en ce que la connaissance qu'une observation nous procure
semble se présenter d'elle-même; au lieu que celle qu'une expérience
nous fournit est le fruit de quelque tentative que l'on fait dans le dessein
de savoir si une chose est ou n'est point[2].» Cette définition représente
une opinion assez généralement adoptée. D'après elle, l'observation
serait la constatation des choses ou des phénomènes tels que la nature
nous les offre ordinairement, tandis que l'expérience serait la
constatation de phénomènes créés ou déterminés par l'expérimentateur.
Il y aurait à établir de cette manière une sorte d'opposition entre
l'observateur et l'expérimentateur; le premier étant passif dans la
production des phénomènes, le second y prenant, au contraire, une part
directe et active. Cuvier a exprimé cette même pensée en disant:
«L'observateur écoute la nature; l'expérimentateur l'interroge et la force
à se dévoiler.»
Au premier abord, et quand on considère les choses d'une manière
générale, cette distinction entre l'activité de l'expérimentateur et la
passivité de l'observateur paraît claire et semble devoir être facile à
établir. Mais, dès qu'on descend dans la pratique expérimentale, on
trouve que, dans beaucoup de cas, cette séparation est très-difficile à
faire et que parfois même elle entraîne de l'obscurité. Cela résulte, ce
me semble, de ce que l'on a confondu l'art de l'investigation, qui
recherche et constate les faits, avec l'art du raisonnement, qui les met en
oeuvre logiquement pour la recherche de la vérité. Or, dans
l'investigation il peut y avoir à la fois activité de l'esprit et des sens, soit
pour faire des observations, soit pour faire des expériences.
En effet, si l'on voulait admettre que l'observation est caractérisée par
cela seul que le savant constate des phénomènes que la nature a
produits spontanément et sans son intervention, on ne pourrait
cependant pas trouver que l'esprit comme la main reste toujours inactif
dans l'observation, et l'on serait amené à distinguer sous ce rapport
deux sortes d'observations: les unes passives, les autres actives. Je

suppose, par exemple, ce qui est souvent arrivé, qu'une maladie
endémique quelconque survienne dans un pays et s'offre à l'observation
d'un médecin. C'est là une observation spontanée ou passive que le
médecin fait par hasard et sans y être conduit par aucune idée
préconçue. Mais si, après avoir observé les premiers cas, il vient à
l'idée de ce médecin que la production de cette maladie pourrait bien
être en rapport avec certaines circonstances météorologiques ou
hygiéniques spéciales; alors le médecin va en voyage et se transporte
dans d'autres pays où règne la même maladie, pour voir si elle s'y
développe dans les mêmes conditions. Cette seconde observation, faite
en vue d'une idée préconçue sur la nature et la cause de la maladie, est
ce qu'il faudrait évidemment appeler une observation provoquée ou
active. J'en dirai autant d'un astronome qui, regardant le ciel, découvre
une planète qui passe par hasard devant sa lunette; il a fait là une
observation fortuite et passive, c'est-à-dire sans idée préconçue. Mais si,
après avoir constaté les perturbations d'une planète, l'astronome en est
venu à faire des observations pour en rechercher la raison, je dirai
qu'alors l'astronome fait des observations actives, c'est-à-dire des
observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de la
perturbation. On pourrait multiplier à l'infini les citations de ce genre
pour prouver que, dans la constatation des phénomènes naturels qui
s'offrent à nous, l'esprit est tantôt passif, ce qui signifie, en d'autres
termes, que l'observation se fait tantôt sans idée préconçue et par hasard,
et tantôt avec idée préconçue, c'est-à-dire avec intention de vérifier
l'exactitude d'une vue de l'esprit. D'un autre côté, si l'on admettait,
comme il a été dit plus haut, que l'expérience est caractérisée par cela
seul que le savant constate des phénomènes qu'il a provoqués
artificiellement et qui naturellement ne se présentaient pas à lui, on ne
saurait trouver non plus que la main de l'expérimentateur doive toujours
intervenir activement pour opérer l'apparition de ces phénomènes. On a
vu, en effet, dans certains cas, des accidents où la nature agissait pour
lui, et là encore nous serions obligés de distinguer, au point de vue de
l'intervention manuelle, des expériences actives et des expériences
passives. Je suppose qu'un physiologiste veuille étudier la digestion et
savoir ce qui se passe dans l'estomac d'un animal vivant; il
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